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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/223

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parte. Ils montraient leur front et me faisaient signe que « Napoléon... oh! oh! » c’est-à-dire que Napoléon avait beaucoup dans la tête. Moi, j’allais toujours, et je pensais: — Quand il aurait plusieurs cervelles dans le crâne, avec quoi vous donnera-t-il à manger? Nos provisions tirent à leur fin, et je ne vois pas ce que vous avez apporté avec vous. Ce n’est pas avec sa tête qu’il vous nourrira. — Quand je leur eus porté leurs provisions, ils me donnèrent, du sac même, un grand morceau de poisson salé; ils me cassèrent du sucre, me versèrent du thé et m’offrirent de l’eau-de-vie. Une autre fois je leur portai des provisions à la Trinité, au Zouboff, chez le général Merlin. Nous entrons ; ils étaient attablés une grande compagnie. Pas de nappe sur la table, mais beaucoup de vins, beaucoup de plats. On ne versait pas le vin dans les petits verres, mais dans les glands. La conversation était vive et bruyante : ce sont de si gais compagnons! Quand nous entrâmes, ils se mirent à défaire le sac pour voir ce que j’avais apporté. Il y avait là un esturgeon sec, du caviar pressé, vraiment délicieux. Ils me remercièrent beaucoup, et l’un d’eux me frappa sur l’épaule et se mit à couper l’esturgeon et le caviar pour m’en donner. Moi, je leur fis des salutations, et je leur dis que j’avais peur qu’on ne m’enlevât en route leurs cadeaux. Cela arrivait très souvent : vous aviez mis la main sur quelque chose de bon, vous le portiez à la maison, et en chemin de braves gens vous l’enlevaient. Ils se prirent à rire, et me donnèrent deux soldats pour m’escorter jusque chez moi. »

On cite le trait d’un officier français qui, s’étant installé dans l’unique chambre restée intacte dans l’incendie de toute une maison, aperçut dans le jardin une femme couchée à la belle étoile avec un enfant nouveau-né, près de son mari désespéré. Il fit transporter l’accouchée dans son appartement et fit tendre un rideau pour partager la chambre entre les deux ménages. La pauvre femme craignait qu’il ne fût importuné des cris de l’enfant; il répondit, non sans émotion, que lui aussi avait laissé en France une jeune femme et un enfant nouveau-né. Combien le malheureux a-t-il réussi à faire d’étapes sur la sinistre route du retour? Les soldats aussi adoraient les enfans. Ils dévalisaient pour eux les boutiques des confiseurs et des fabricans de jouets, arrachaient à l’incendie des gâteaux, des fruits, des poupées, se réjouissaient de la joie de leurs jeunes hôtes et s’amusaient avec eux comme s’ils eussent été de leur âge. C’est un mot qui revient sans cesse dans ces mémoires : « vraiment c’étaient de bons enfans! »

On conçoit que dans ces narrations il soit bien rare de rencontrer un nom propre. Le mougik ou la pauvre religieuse voyait un bel uniforme, des épaulettes à torsades d’or, un grand sabre, un haut tricorne, ils se disaient : «Sûrement c’est un général; » mais quel