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nous, dans le sens de la thèse romaniste; il suffit de la lire dans l’historien contemporain qui nous l’a transmise en prenant soin de la commenter lui-même pour en avoir une impression assez différente et sans doute plus juste : il s’agit de l’entrée des Goths dans l’empire en 375.

Chassés de leurs demeures par les Huns, ces barbares se présentent en foule sur la rive gauche du bas Danube et demandent à être admis dans l’empire, s’offrant, bien entendu, comme faisaient déjà les Cimbres, à cultiver les terres qu’on leur concéderait et à servir en auxiliaires. Quand leurs messagers vinrent trouver l’empereur, dit Ammien Marcellin, les courtisans applaudirent; ils exaltèrent à l’envi le bonheur du prince, à qui la fortune apportait des recrues inopinément et des extrémités du monde. Vite il fallait un bon traité. L’incorporation de ces étrangers dans l’armée romaine allait la rendre invincible; le tribut que les provinces devaient en soldats, converti en argent, augmenterait indéfiniment les ressources du trésor; l’empire y gagnerait sécurité et richesse. L’empereur Valens conclut donc avec les chefs des Goths une convention stipulant l’admission des barbares, une distribution de vivres aussitôt après la traversée et la concession de terres en Thrace. On dépêcha aussitôt de nombreux agens pour faire opérer le passage; on se donna beaucoup de peine pour que nul de ces destructeurs de l’empire, c’est Ammien qui parle, ne restât sur l’autre bord, ne qui romanum rem eversurus derelinqueretur. Jour et nuit, en vertu de l’ordre impérial, les Goths, entassés sur des barques, des radeaux, des troncs d’arbre creusés, furent transportés en deçà du Danube. La presse était si grande que plus d’un périt dans les flots. Tant d’empressement et de labeur pour introduire le fléau et la ruine du monde romain! Ita turbido instantium studio orbis romani pernicies ducebatur! A-t-on assez remarqué ces expressions d’Ammien Marcellin? Voilà, il faut en convenir, un narrateur romain beaucoup moins romaniste que l’abbé Dubos. Il ne semble pas compter pour beaucoup le traité conclu avec les Goths; lui qui est mort vers 390, c’est-à-dire avant que l’invasion ne fût consommée, il prévoit fort bien la chute de l’empire, et ne conserve aucune illusion. On ne saurait dire, après l’avoir lu, que les contemporains n’aient pas eu l’idée d’une conquête : ce serait d’ailleurs oublier le langage constant des pères de l’église, les témoignages de l’émotion populaire, les singulières prédictions par où elle se traduisait, les pressentimens enfin des chefs barbares eux-mêmes. Pour ce qui est des Goths, on sait ce qui suivit. D’un autre côté, la cupidité des fonctionnaires impériaux irrita les immigrans, qui se révoltèrent; de l’autre, leur traité avec l’empereur ne les