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restés inactifs à Montreuil, Boulogne, Calais, Dunkerque et les environs, on aurait eu dès la mi-octobre le noyau d’une armée solidement établie à trente lieues de la capitale dans des positions que des marais et des tourbières rendent inabordables. Cette armée, qu’il était facile de renforcer et d’approvisionner par le littoral, se serait appuyée sur Abbeville, Amiens, Péronne et Ham. Par malheur, ces places, dans l’état où la guerre les avait surprises, ne pouvaient opposer une résistance sérieuse. Il eût fallu suppléer à leur insuffisance par des travaux avancés, et pourvoir à leur armement; mais on ne fit absolument rien à Péronne, on n’entreprit que tardivement à Amiens quelques travaux défectueux et incomplets. Abbeville, dont on avait l’année précédente démoli les portes en ouvrant dans ses remparts et ses demi-lunes de larges trouées, était restée de tous côtés à la merci des hauteurs qui la dominent, et ce fut seulement après l’investissement de Paris que le gouvernement de la défense nationale s’aperçut qu’il serait peut-être utile de former une armée du nord et de mettre la ligne de la Somme en état de résister.

Un certain nombre d’officiers échappés aux catastrophes de l’armée du Rhin étaient parvenus à rentrer en France par la Belgique? 5 ou 6,000 hommes, sous-officiers et soldats, étaient rentrés en même temps; mais, si les officiers étaient excellens et animés des meilleures dispositions, il n’en était pas de même de la plupart des soldats. Démoralisés par leurs défaites et par de vieilles habitudes d’indiscipline, ils se traînaient dans les villes et les villages, mendiant de porte en porte, s’enivrant et prêchant la haine de leurs chefs, « ces traîtres, disaient-ils, qui à l’armée du Rhin les avaient vendus[1]. » Les mobiles et les mobilisés se conduisaient généralement bien, et ne donnaient point de pareils scandales; mais, au lieu de perfectionner leur instruction militaire, ils passaient leur temps à jouer au billard et aux cartes; leurs officiers, nommés à l’élection, n’étaient que trop souvent les premiers à donner l’exemple du désœuvrement. La grande majorité n’avait que des fusils à piston, ancien modèle, souvent sans baïonnette, et, sauf les braconniers et les chasseurs, la plupart ne savaient pas même charger leurs armes. Ils ne tiraient à la cible que dans quelques bataillons commandés par des officiers d’élite, et nous pourrions citer des compagnies auxquelles on a fait brûler leur première cartouche quinze jours après l’armistice.

  1. Les faits que. nous rapportons ici sont consignés dans un livre publié il y a peu de temps sons ce titre : Opérations de l’armée française du nord, 1 vol. in-18; Paris 1873. Ce livre, accompagné de pièces justificatives et rempli de renseignemens, a pour auteur un officier d’état-major qui a fait toute la campagne.