Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naissaità peine, et le 5 juin 1766 la sentence de mort fut confirmée à la majorité de deux voix, quoique le rapporteur du procès, le conseiller Pellot, eût conclu au renvoi de la plainte. Maupeou présidait ce jour-là le parlement, qu’il devait exiler en 1771. Janséniste par esprit de corps et par-dessus tout intrigant sans conscience, il avait travaillé en 1762 à l’expulsion des jésuites pour plaire à Mme de Pompadour; ceux-ci ne manquaient jamais de l’accuser d’impiété. Un pareil reproche, joint à son titre de parlementaire, pouvait le rendre suspect à Louis XV, et, pour prouver qu’il avait des principes, il montra contre La Barre un acharnement extrême et rédigea la délibération qui confirmait la première sentence. L’évêque d’Amiens, profondément affligé élu lugubre dénoûment d’une affaire qu’il avait contribué à envenimer par ses monitoires et ses processions, sollicita des lettres de grâce; Louis XV refusa de signer, car lui aussi avait à se faire pardonner l’expulsion des jésuites.

Le chevalier de La Barre avait été conduit à Paris pendant l’instruction de l’appel; on le tira des cachots de la tour de Montgommery pour le ramener à Abbeville et lui faire subir son arrêt. Le 1er août, à six heures du matin, il fut mis à la question, et quelques instans après il reçut la visite d’un dominicain, le père Bosquier, qu’il connaissait depuis son enfance. Son courage et son calme ne se démentirent pas un seul instant; il engagea ce digne religieux, qui pleurait à chaudes larmes, à partager son dernier repas, mais celui-ci ne pouvait manger. « Pourquoi donc, lui dit La Barre, ne mangez-vous pas? Vous avez besoin de force pour soutenir le spectacle que je vais vous donner. Prenons du calé, ajouta-t-il en souriant, il ne m’empêchera pas de dormir. »

Vers cinq heures du soir, on le fit monter dans un tombereau, la corde au cou, tête et pieds nus, avec écriteau devant, derrière, portant ces mots : impie, blasphémateur, sacrilège exécrable et abominable. Le père Bosquier, pâle et tremblant de douleur, était assis à ses côtés et lui donnait le crucifix à baiser, tandis que l’un des bourreaux se tenait debout derrière lui, un cierge ardent à la main.

Le lugubre cortège, après avoir parcouru les principales rues de la ville sous une pluie battante, s’arrêta devant l’église Saint-Wulfran pour remplir les formalités de l’amende honorable. La Barre prononça d’une voix ferme les paroles prescrites, mais les bourreaux ne lui percèrent point la langue comme l’ordonnait le jugement, ils en firent seulement le simulacre; le cortège reprit sa marche, « Ce qui me fait le plus de peine, dit le condamné en approchant de la place du Marché--au-Blé où devait avoir lieu son supplice, c’est de voir aux croisées tant de gens que je croyais mes