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roman était écrit, non pour ces derniers, mais pour nous : or, comme le terme de comparaison nous manque, et que nous ne sommes pas en mesure de confronter la peinture avec le temps qu’elle représente, l’auteur est forcé de nous montrer en même temps le portrait et l’original. De qui cette fine et juste objection ? De Manzoni lui-même. Dans un de ses derniers écrits[1], inconnu, croyons-nous, en France, il osa résolument attaquer le genre qui était son principal titre de gloire, et il prétendit que le roman historique était une erreur qui avait déjà fait son temps. Réprouvant en général toutes les œuvres où la vérité toute nue, comme dans Florian, se cache sous le manteau de la fable, il rappelait la naïveté de Corneille espérant que les spectateurs n’avaient pas bien présent à l’esprit l’événement qu’il voulait mettre en scène et confessant, pour justifier ses inventions, qu’il comptait sur l’ignorance ou l’oubli. Manzoni ajoutait : « Ce qui ravit autrefois dans Walter Scott, ce fut l’apparence d’exactitude et de fidélité : on disait que ses romans étaient plus vrais que l’histoire ; mais ce sont là de ces mots qui échappent à un premier enthousiasme, et qui ne se répètent plus après réflexion… Un grand poète et un grand historien peuvent se réunir sans faire de confusion dans le même homme, mais non dans la même œuvre. » Voilà pourquoi la vogue du roman historique va déclinant d’heure en heure, et la preuve qu’elle décline, concluait le critique, c’est qu’on peut aujourd’hui soutenir cette thèse, tandis qu’on ne l’eût point osé faire, il y a une trentaine d’années, quand on se disputait les volumes de Walter Scott.

Mais ici l’on est tenté de dire à Manzoni : Doucement ! votre humilité vous égare. Vous avez rêvé que l’histoire pourrait recevoir la poésie chez elle sans se déranger, et, comme elle a dû se déranger un peu pour lui faire place, vous en concluez que l’histoire et la poésie ne peuvent se trouver sous le même toit. De ce qu’un système est faux, il ne faut pas conclure que le système opposé soit juste. Au reste, on risque toujours de se tromper en portant la discussion sur le genre choisi par la fantaisie d’un auteur.

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.


On a souvent répété ce précepte en termes moins clairs, mais on n’en a jamais trouvé de plus profond. Peut-être serait-il bon d’ajouter : « Tous les genres passent, il n’y a que les œuvres qui restent, » et nous aurions coupé court au lourd babil des théoriciens. Dites en effet tout ce que vous voudrez contre la tragédie de cour,

  1. Del Romanzo storico e in genere de’componimenti misti di storia e d’invensione (Prose varie di Alessandro Manzoni, Milaao, Fratelli Rechiedei, 1869).