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vous ne nous empêcherez pas d’admirer Phèdre, et, bien que la fable soit un moule usé, le Loup et l’Agneau vivront aussi longtemps pour nous que la Prusse et le Danemark. Le Mariage forcé divertira éternellement le public malgré la sotte règle de l’unité de lieu, qui forçait les philosophes de donner leurs consultations dans la rue. On peut s’incliner devant Bossuet sans admettre l’emphase obligée de l’oraison funèbre et se livrer à Velléda, même à Télémaque, en déclarant toutefois que l’épopée en prose a plus de solennité que d’agrément. Par toutes ces raisons, le roman historique est peut-être un genre faux ; mais les Fiancés ont la beauté qui dure, le charme qui reste.

Il n’est pas sans intérêt de suivre rapidement l’histoire de ce livre, qui n’eut pas tout son succès du premier jour. On l’attendait avec une certaine anxiété, car Manzoni était déjà en vue, et l’on savait qu’il s’était mis dès l’an 1823 à ce grand travail. Fauriel et Grossi, qui vécurent chez lui à Milan, étaient ses confidens littéraires ; Cousin, moins bien informé du sujet (il reculait la date de l’action au XVIe siècle), s’en entretenait avec Goethe en 1825. L’année suivante, Niccolini demandait avec un peu d’impatience des nouvelles du livre attendu ; Bellotti lui répondait de Milan que les deux premiers volumes étaient imprimés, mais ne paraîtraient pas avant le troisième. Il y a toujours quelque danger à faire tant de bruit dans l’antichambre ; Manzoni le pressentait avec sa sagesse ordinaire, et avait prévenu dans son roman même le désappointement du public. Il y montrait Lucie, la jolie mariée, arrivant dans un pays où l’on s’était fort occupé d’elle : on savait que Renzo avait souffert pour l’obtenir, l’avait aimée fermement et fidèlement ; on s’était fié peut-être aux paroles de quelque ami d’une partialité trop bienveillante, et toutes ces circonstances avaient fait naître une certaine curiosité de voir la jeune fille et une certaine attente de sa beauté. Or vous savez ce que c’est que l’attente : inventive d’abord, crédule et sûre de son fait, puis à l’épreuve difficile et dégoûtée, elle ne trouve jamais tout ce qu’il lui faut, parce qu’en somme elle ne savait pas bien ce qu’elle voulait, et elle fait payer sans pitié les douceurs qu’elle avait données sans raison. Quand apparut cette Lucie, bien des gens qui croyaient, que sais-je ? qu’elle devait avoir les cheveux en vrai or, et les joues en vraies roses, et les yeux l’un plus beau que l’autre, se mirent à hausser les épaules, à froncer le nez et à dire : « Eh ! c’est tout cela ? Après tant de temps, après tant de paroles, on attendait quelque chose de mieux. Qu’est-ce après tout ? Une paysanne comme toutes les autres. Eh ! de celles-là et des meilleures, il y en a partout. » Venant ensuite à l’examiner en détail, celui-ci nota un défaut, celui-là un