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Bunsen, Parmi les hommes d’état ou diplomates qui se sont déclarés contre les radicaux de la Suisse, il y a bien des divergences à noter. M. Guizot par exemple jugeait les événemens de la Suisse au point de vue strictement politique, c’est-à-dire en homme chargé des intérêts d’un grand pays, et qui ne veut pas les engager dans une entreprise hasardeuse. Le roi de Prusse, d’une âme moins circonspecte, les considérait au point de vue philosophique et social ; il voyait dans le radicalisme suisse une violation de la justice éternelle ; la crise de 1847 était à ses yeux la préparation et le signal d’une grande conspiration révolutionnaire dont l’Europe ne tarderait pas à ressentir les atteintes. De là ses cris d’alarme, et, quand on ne l’écoutait pas, ses cris de colère. Certes nous ne prétendons pas juger ici les changemens dont la Suisse a été le théâtre depuis l’année 1847, ni l’esprit qui anime aujourd’hui le gouvernement des cantons ; mais, si on se rappelle qu’après 1848 la Suisse a été le refuge de la jeune école hégélienne, la citadelle de l’athéisme et du communisme allemand, si l’on se rappelle avec quelle vigueur chrétienne le pasteur de Lutzelfluh, M. Bitzius, sous le nom de Jérémie Gotthelf, a poursuivi ces prédicateurs d’impiété, quels combats il a dû livrer dans ses romans patriotiques, avec quel dévoûment il a usé sa vie pour la défense des vieilles mœurs et de l’antique liberté, on ne peut s’empêcher de dire que Frédéric-Guillaume IV, au point de vue social, avait montré bien plus de sagacité que M. de Bunsen. M. de Bunsen, qui examinait les choses à travers les théories politiques de lord Palmerston, ne se doutait pas de la réalité terrible ; Frédéric-Guillaume voyait juste. Reprenant donc la question que je posais tout à l’heure : parmi les personnages mêlés à cette affaire lequel a le mieux saisi la vérité générale ? Je dirai simplement : Il y a eu là trois points de vue très distincts, — le point de vue de la politique de lord Palmerston, politique tout anglaise, indifférente aux révolutions du continent et hostile à toute idée d’intervention, — le point de vue à la fois politique et moral de la France sous le ministère de M. Guizot, de l’Autriche même sous le ministère du prince de Metternich, — enfin le point de vue exclusivement moral et ardemment chrétien du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Par conséquent, lord Palmerston n’a pas servi la vérité générale, ou en d’autres termes l’intérêt général de l’Europe, puisque ses principes politiques lui interdisaient de s’en préoccuper ; M. Guizot et M. de Metternich, le premier surtout, se préoccupaient de cet intérêt général sans oublier les intérêts particuliers de leur pays ; le roi Frédéric-Guillaume IV, avec une noble et impolitique insouciance des choses pratiques, ne songeait qu’à la cause menacée du christianisme européen.

Cette conviction si forte de Frédéric-Guillaume IV explique