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enthousiasme indescriptible. Il ne s’agissait plus ici de radicaux et de conservateurs ; en essayant un coup de main qui fournissait à la Prusse un prétexte pour intervenir, les royalistes neufchatelois ont fait appel à l’étranger. C’est une trahison envers la patrie. Sur cette question, toutes les divisions cessent ; conservateurs et radicaux, protestans et catholiques sont d’accord pour défendre l’honneur de la Suisse contre les menaces de la Prusse. On organise l’armée ; les cantons reçoivent l’ordre de tenir leurs contingens prêts à partir, d’équiper leurs bataillons de réserve ; 20,000 hommes iront couvrir la frontière sur le Rhin. L’ardeur patriotique et guerrière éclatait de toutes parts. « Je n’ai jamais contemplé plus noble spectacle, écrivait M. Agénor de Gasparin. On sent là quelque chose qui élève l’âme et qui fait venir les larmes aux yeux. Non, un peuple qui est capable de tels actes ne périra pas. » Cependant le danger d’une guerre qui serait bientôt devenue européenne croissait de jour en jour. Vainement l’empereur Napoléon III, par une médiation aussi sage que loyale, essayait-il de mettre les deux parties d’accord. Une première mission, confiée au général Dufour, n’amena point de résultat favorable ; la Suisse se refusait même à suspendre les poursuites contre les insurgés de Neufchatel. Les bons offices de la France obtinrent pourtant gain de cause, grâce au second envoyé, M. Kern, qui fit accepter à la diète les propositions de l’empereur. La Suisse mit les détenus en liberté, et sur un ultimatum des grandes puissances le roi de Prusse se résigna enfin à signer un acte en vertu duquel il « renonçait à perpétuité pour lui, ses héritiers et ses successeurs, aux droits souverains que l’article 23 du traité conclu à Vienne le 9 juin 1815 lui a attribués sur la principauté de Neufchatel et le comté de Valengin. »

On pense bien qu’il ne céda point sans de grands combats intérieurs. Il fallut que tous ses ministres, tous ses conseillers, les politiques les plus sages du royaume lui fissent comprendre que la principauté de Neufchatel était un embarras plutôt qu’une force pour la monarchie prussienne ; il luttait encore et se débattait de son mieux. En lui enlevant ce reste du moyen âge féodal, il semblait qu’on lui arrachât le cœur. Enfin il dut se rendre. Il prenait les eaux de Marienbad en juillet 1867, quand il consomma son sacrifice et délia ses sujets de leur serment de fidélité. Quand il revint de Marienbad à Berlin, il était en proie, dit M. Léopold de Ranke, à une surexcitation extraordinaire. Quelques mois après, il ressentit les premières atteintes du mal terrible qui, avant de mettre fin à son existence, mit fin à son gouvernement. Frédéric-Guillaume IV n’était plus qu’une ombre ; l’autorité souveraine passait aux mains de son frère, le prince Guillaume, régent de Prusse.


SAINT-RENE TAILANDIER.