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tout relatif et l’intérêt éventuel de l’espèce. A un autre moment de l’histoire, dans d’autres conditions de progrès et de civilisation, le même acte aurait pu recevoir une qualification toute contraire. A qui le jugement de ces différences appartiendra-t-il ? Qui donc aura compétence pour constituer un tribunal de ce genre et prononcer d’après un code exclusivement historique, soumis à toutes les vicissitudes des différentes phases sociales ?

Je prends pour exemple la propriété. Ceux qui pensent qu’il existe des droits naturels et que la propriété en est un, qu’elle est l’expression et la garantie de la personnalité morale, et qu’à ce titre elle est inviolable comme la personne de l’homme et du citoyen, qui s’est développée avec elle et par elle, ceux-là ont un critérium fixe pour juger les attentats qui la mettent en péril ; mais si l’on nie qu’il y ait des droits en dehors des besoins, si l’on soutient que la propriété est une forme historique qui correspond à certaines exigences de l’espèce, et qui peut disparaître avec les exigences d’une époque plus avancée, on sera bien forcé d’avouer qu’il pourra se créer aisément des malentendus dans l’esprit des déshérités, et que ceux-ci comprendront avec peine ce respect exigé d’eux pour une forme éphémère destinée à disparaître un jour. La complicité secrète de leur misère et de leurs appétits les inclinera forcément à soutenir contre le tribunal que la période historique de la propriété est épuisée, et que nous touchons à une ère sociale nouvelle. S’ils ont la langue prompte et l’esprit délié, ils défendront une thèse au lieu de s’excuser d’un délit. Ils déclareront qu’à leur avis la propriété a fini son temps, et qu’ils ne font que traduire en acte une conviction philosophique. Persuadés que la propriété est le vol, ils ont fait du vol une revendication légitime contre la propriété, voilà tout. Entre ce raisonneur qui a volé et cet autre raisonneur qui doit le juger, quel sera l’arbitre ? Qui aura raison de la thèse historique du voleur ou de la thèse historique du jugé ? Ramenée à ces termes, il semble que la question soit résolue. S’il n’y a pas de distinction originelle entre le bien et le mal, s’il n’y a pour décider dans ces matières que des appréciations historiques, la responsabilité n’est au fond que la confiscation de la liberté des faibles par l’intérêt de l’ordre social, qui m’a bien l’air de n’être sous un mot hypocrite que l’intérêt du plus fort.

Des crimes, dites-vous, il n’y en a pas, il n’y a que des obstacles qu’on supprime. — Peut-il se concevoir quelque chose qui choque plus durement la conscience, qui rejette à un niveau plus bas la dignité de l’homme, qui soit une plus éclatante négation de son titre d’être raisonnable et pensant ? Sous prétexte de philanthropie, cette doctrine n’est-elle pas celle qui manifeste pour lui le plus dur, le