Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/555

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être plus ou moins cultivé dans les esprits. A mesure qu’une société est plus civilisée, nous sommes plus portés à croire que nous n’échapperons pas à ce compte qui nous sera demandé par nos semblables ; et dont le résultat nous sera signifié soit par l’aversion publique, soit par un châtiment, selon que nos actes seront plus ou moins attentatoires à l’intérêt général. Cela devient une habitude et une loi de l’esprit. Quand on a pensé longtemps qu’une peine était la conséquence à peu près inévitable d’un fait donné, ce fait s’engage dans des associations d’idées qui le rendent pénible en soi et en écartent naturellement l’esprit, et qui, lorsque le fait a eu lieu, nous portent à nous attendre à un châtiment. Voilà l’histoire psychologique du sentiment et de la notion de responsabilité. On n’y fait intervenir à aucun degré ni la notion du libre arbitre, ni la nature du bien et du mal en soi : on ne considère dans les actions que les conséquences qu’elles tendent à produire ; dès lors l’imputabilité s’explique d’elle-même sans aucun recours à une raison transcendante ou mystique. — Nous ne nous arrêterons pas à montrer ce qu’il y a d’incomplet dans cette analyse, dont le double défaut est de subordonner le sentiment de la responsabilité à l’attente ou à la crainte des conséquences de nos actes, au calcul des chances que nous avons d, être appelés à en rendre compte, et de supprimer d’un seul coup et presque sans discussion, avec la distinction du bien et du mal inhérens à l’action, l’ensemble des sentimens moraux attachés au libre choix, en dehors de toute responsabilité sociale, comme la tristesse intérieure et le remords désintéressé. Nous avons hâte d’arriver à la question principale, qui, de l’aveu de M. Mill, est celle-ci : la légitimité du châtiment. Peut-il y avoir une seule peine qui soit juste, si le libre arbitre n’est plus là pour en fonder la moralité ? Nous avons effleuré cette question avec MM. Moleschott et Littré ; le moment est venu de la discuter.

Assurément oui, répond M. Mill, il peut y avoir des peines légitimes, même en l’absence de toute liberté du choix. A défaut d’autres considérations, le profit qu’en retire le coupable lui-même suffirait pour justifier la peine. Il y a justice à le punir, si la crainte du châtiment le rend capable de s’empêcher de mal faire, et si c’est le seul moyen de lui en donner le pouvoir. Supposons une disposition vicieuse dans un homme persuadé qu’il peut y céder impunément : il n’y aura pas de contre-poids dans son esprit, et dès lors il ne pourra s’empêcher d’accomplir l’acte criminel. Si au contraire il a vivement empreinte en lui l’idée qu’une grave punition doit s’ensuivre, il peut être arrêté dans l’accomplissement de cet acte, et dans la plupart des cas en effet il s’arrête. Tel est le premier avantage de la peine : en contre-balançant l’influence des tentations