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désirables. La volonté retombe bientôt dans une sorte de mécanisme qui, pour être moral, n’en est pas plus libre. Nos résolutions suivent en fait des antécédents moraux déterminés, avec la même uniformité, et (quand nous avons une connaissance suffisante des circonstances) avec la même certitude que les effets physiques suivent leurs causes physiques. Ces antécédens sont les inclinations, les aversions, les habitudes, les dispositions, qui sont elles-mêmes des effets d’autres causes mentales ou physiques, — de telle sorte que la chaîne se prolonge à l’infini, en arrière de chaque action qui nous apparaît dans l’illusion de la perspective vulgaire comme spontanée et libre.

L’imputabilité ne s’accorde guère avec un pareil déterminisme. Aussi est-ce pour l’école anglaise la question la plus pénible, la plus délicate, la vexata quœstio. Les philosophes de cette école s’effraient à l’idée d’ébranler dans les consciences la légitimité du châtiment ; ils font tout pour conjurer le péril. Ce sont des Anglais, ne l’oublions pas, gens très positifs et très pratiques, grands partisans de l’utilité sociale, nullement disposés à renoncer, au nom d’une théorie philosophique, à la protection des lois et à l’institution des peines. Sur ce point, M. Mill est bien de sa race ; il prétend ne rien sacrifier de l’intérêt public aux conséquences du déterminisme, qu’il déclare du reste exagérées et chimériques. Il est intéressant de le suivre dans le grand travail dialectique où il soutient cette thèse contre les argumens de M. Hamilton et les objections accumulées de MM. Mansel et Alexander. Rien n’égale la tenace subtilité, la souplesse insaisissable, l’art évasif, parfois même le bonheur de cette argumentation dont le but est de démontrer qu’un déterministe n’est nullement obligé, ni en conscience ni en logique, de renoncer en quoi que ce soit au bénéfice des lois pénales. C’est pour nous, avec un spectacle des plus instructifs, une occasion naturelle de remarquer l’embarras inextricable où l’on se jette dès qu’on abandonne le terrain du libre arbitre, et la difficulté de conserver dans ce cas non-seulement le système entier des peines, mais l’idée même la plus élémentaire de la pénalité : tant il est vrai que la responsabilité sociale est liée invinciblement, dans la réalité comme dans la science, à la responsabilité métaphysique, et que l’une ébranlée ou détruite entraîne l’autre dans sa ruine.

Nous ne donnerons qu’un aperçu de la dialectique de M. Mill. Responsabilité signifie châtiment. Que prétend-on quand on dit que nous avons le sentiment d’être moralement responsables de nos actions ? Quand on dit cela, l’idée qui domine dans notre esprit, c’est l’idée d’être punis à cause d’elles. Le sentiment de l’imputabilité se mesure donc exactement aux chances que l’on a d’être appelé à rendre compte de ses actes. Or ce sentiment peut