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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/619

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haut son mécontentement de la conduite de la Porte à son égard. » Au mois de mai 1827, l’amiral de Rigny espérait qu’il ne serait pas impossible de tirer parti de cette mauvaise humeur. Méhémet-Ali savait que les représentans de plusieurs puissances chrétiennes cherchaient à se concerter pour proposer, pour imposer peut-être leur médiation au divan. « Je n’ai pas dissimulé au pacha, écrivait l’amiral, qu’on pourrait bien en effet en venir là ; faisant observer que le gouvernement français, s’il consentait à entrer dans une telle combinaison, y verrait surtout l’avantage de ne pas laisser plus longtemps Méhémet-Ali s’épuiser dans une guerre dont il supportait tout le fardeau sans en retirer aucun avantage. » L’argument était sans doute habile, l’insinuation adroite ; mais, si fins que nous puissions être, ne luttons pas de finesse avec les Orientaux. M. de Robillard, le premier, s’était laissé abuser par la patience avec laquelle Méhémet-Ali l’écoutait. « Satisfait d’avoir une armée formée et aguerrie, une marine considérable, qu’en temps ordinaire le grand-seigneur ne lui eût jamais permis de créer, le pacha, disait-il, s’inquiète peu de savoir qui restera le maître en Morée. » L’amiral de Rigny à son tour s’imagina qu’influencé peu à peu par ses conseils, le vice-roi « verrait sans peine les puissances prendre des mesures efficaces pour amener un arrangement. » Le jeune capitaine et l’amiral, déjà vieilli dans les affaires, avaient subi le même charme : ils partagèrent la même illusion. En réalité, Méhémet-Ali ne songeait qu’à gagner du temps, et Ibrahim employait bien celui qui lui était laissé. Dans l’espace d’une année, Ibrahim enleva du Péloponèse plus de vingt mille femmes et enfans. Quelques mois de ce régime encore, et la diplomatie ne viendrait plus demander l’émancipation d’une nation qui aurait disparu. Au Caire comme à Constantinople, nous n’avions devant nous que des barbares. Ce que Méhémet-Ali et Mahmoud avaient voulu demander à la civilisation chrétienne, ce n’étaient pas les sentimens généraux inscrits dans ses codes, c’étaient uniquement les moyens de destruction plus perfectionnés dont cette civilisation disposait. Tout se tient et s’enchaîne cependant en ce monde. Le manuel d’infanterie ouvrit la brèche par où les idées d’égalité des races, de justice et de mansuétude firent invasion dans l’empire ottoman. Il est bien difficile aujourd’hui de prévoir ce que deviendra cet empire, ses destins sont liés à trop de complications étrangères ; mais il est un fait incontestable : s’il y a encore une Turquie, il n’y a plus de Turcs ; les janissaires étaient les derniers.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.