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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/704

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version, qui le faisait encore naître d’une Russe, n’expliquait pas son goût pour les habits allemands, les constructions allemandes, les femmes allemandes, comme Anna Moëns et Catherine, on contait qu’il n’était fils ni de son père, ni de sa mère, qu’il était fils du Genevois Lefort ou d’un chirurgien allemand[1].

Le voyage en Occident ne pouvait manquer d’être exploité par les malveillans. — Oui, disait-on, Pierre était tombé entre les mains de la reine de Suède, mais il y était resté. On nous avait changé le tsar non plus en nourrice, mais en voyage. Celui qui était sorti de prison, c’était non pas le fils d’Alexis, mais un faux Peter, un Allemand, qui, à peine arrivé dans la terre russe, avait voulu en faire une Allemagne. Dans la révolte d’Astrakan, en 1705, on entendait les strélitz et les raskolniks s’entretenir ainsi dans les rues de la ville : « Le bruit court que le tsar est mort ; est-ce vrai ? — Oui, on dit qu’il est mort. — Non, il vit, mais il est prisonnier à Stekoln, attaché à un poteau ; celui qui est à Moscou n’est pas le vrai tsar ! »


V. — LES CHATIMENS DE REBELLES.

C’était bien le fils d’Alexis et de Nathalie qui était revenu d’Occident ; mais il y avait un tel antagonisme entre la Russie nouvelle qu’il venait de concevoir et la Russie des raskolniks et du domostroï[2] que la lutte ne pouvait manquer d’éclater. Ce fut d’abord la révolte des strélitz. On en trouvera l’histoire vraie dans le récit du témoin oculaire Jean-George Korb, secrétaire de la légation d’Autriche à Moscou[3] ; en voici la légende, où l’on retrouve à la fois les soudains repentirs des strélitz et leur haine opiniâtre contre la tactique nouvelle et l’attirail européen.


« Autrefois le tsar orthodoxe — aimait les strélitz et les comblait de biens. — Maintenant le souverain est irrité contre nous : — il veut exécuter et pendre les strélitz, — couper la tête à leur ataman. — Les strélitz se sont rassemblés en un cercle, — ils ont tous ensemble fortement pensé, — et envoyé au tsar leur ataman : — Va, ataman, va trouver le tsar, — jette-toi aux pieds rapides du tsar, — demande la miséricorde très grande du tsar ; — ne peux-tu, petit père, pardonner aux strélitz ? — Nous lui prendrons telle ville qu’il voudra, nous la prendrons sans plomb, sans poudre, — sans l’attirail de son matériel, — nous la prendrons avec nos poitrines blanches…

  1. Solovief, Istoria Rossii, t. XV, p. 113,162 ; t. XVI, p. 30. — Herrmann, Russland unter Peter dem Grossen, Leipzig 1872, p. 107-108.
  2. Les raskolniks et le domostroï, l’hérésie et l’orthodoxie, représentent ensemble les deux courans de la vieille Russie, également hostiles à Pierre le Grand.
  3. Publié dans la Bibl. russe et polonaise, Paris 1859.