Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/703

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Chez nous, sur la mer bleue, — voguait, fuyait le navire aux flancs vernis, — le navire à la belle parure, — le navire orné de perles. — Tous ses agrès étaient de soie, — tous ses matelots étaient des colonels, — tous ses passagers étaient des généraux. — A la proue se tenait le tsar orthodoxe, — le tsar orthodoxe Pierre Alexiévitch ; — au gouvernail est assis un jeune Allemand. — Il fuit, le navire, loin de la terre suédoise, — vers notre mère, la sainte Russie. »


Pierre le Grand avait aussi des ennemis dans le peuple. Sa passion pour les choses européennes, ses violentes entreprises sur les institutions, les mœurs, le costume national, avaient armé contre lui les conservateurs et les fanatiques. De là ces conspirations qui laissent leur trace de sang à toutes les pages de son histoire ; de là les révoltes des strélitz, l’insurrection d’Astrakan, le soulèvement des cosaques du Don, la trahison de Mazeppa ; de là ces complots qui avaient des ramifications jusque dans sa famille, qui amenèrent la répudiation de sa première femme et la mise en jugement de son fils aîné. La haine contre les réformes se manifestait surtout par la propagation de bruits malveillans, de nouvelles sinistres. Écoutez ce prêtre qui s’entretient avec l’officier en retraite Anika Akimytch Popof : « La vie est dure aujourd’hui, dit le prêtre ; les anciens impôts sont perçus à la rigueur, et par surcroît les gens de finance se sont mis à percevoir des droits sur les bains, sur les cabanes, sur les moulins, sur les abeilles ; on défend de couper le bois, de pêcher dans la rivière, et il est écrit que l’antechrist ne tardera pas à naître de la race de Danovo. » Et Anika de répondre : « L’antechrist est né. Écoute bien : la race de Danovo s’explique par la race tsarienne. Pierre est né, non pas de la première femme d’Alexis, mais de la seconde : donc il est né d’un adultère, la première femme étant la seule légitime. » Et le prêtre concluait par cette remarque : « Il est écrit dans les livres que sous le règne de l’antechrist il y aura de terribles charges sur le peuple, et maintenant les temps sont durs. » La fondation de Pétersbourg, suivie de l’abandon de la sainte mère Moscou, acheva d’aigrir. Tous les jours on prédisait que cette ville allemande, bâtie par des mains hérétiques, allait disparaître : un jour, on chercherait vainement sous les eaux la place de cette cité maudite par Dieu, et les grandes inondations de 1715 et de 1721, où Pierre manqua de se noyer (sur la Perspective Nevski !), semblaient donner quelque fondement à ces rumeurs. Ce n’était pas assez de représenter le tsar comme l’antechrist et sa mère Nathalie comme la fausse vierge, la femme adultère des prophéties ; suivant d’autres, elle n’aurait même pas été la mère du prince : elle ne serait accouchée que d’une fille, à laquelle on substitua le fils d’une boïarine. Comme cette