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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/733

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Le danger pour ce gouvernement est de ne pas se rendre toujours un compte exact de sa situation, de paraître quelquefois n’avoir point un sentiment très net de ce qu’il veut ou de ce qu’il peut faire, de plier trop aisément sous des fatalités d’origine, de soulever ou de laisser soulever des questions difficiles, embarrassantes, pour un résultat fort douteux. Il y a, ce nous semble, en politique et surtout dans une situation comme celle où est la France, une règle supérieure et essentielle, c’est de savoir se servir du pouvoir qu’on a sans recourir à des armes nouvelles et inutiles, de ne faire que ce qui est nécessaire, de ne pas s’exposer à mettre en mouvement des susceptibilités, des inquiétudes d’opinion pour des intentions qu’on n’a pas, souvent pour rien.

Le ministère a voulu certainement plaire à l’assemblée en ayant l’air de faire quelque chose pour la garantir pendant les vacances contre une campagne de dissolution, contre la reproduction retentissante de discours comme celui que M. Gambetta prononçait l’an dernier à Grenoble, et il a présenté une loi spéciale attribuant à la commission de permanence le droit d’autoriser des poursuites contre les journaux qui attaqueraient l’assemblée. Ce n’est point là en vérité une bien grosse affaire, ce n’est point un acte aussi extraordinaire, une menace aussi redoutable qu’on l’a dit. Qu’y a-t-il donc de changé ? est-ce qu’on propose de modifier ou d’aggraver la législation sur la presse ? y a-t-il quelque violation de droits ou quelque révolution de juridiction ? Est-ce qu’il y a une garantie de moins pour l’accusé, pour la défense ? Nullement ; rien n’est changé, c’est tout simplement une question de forme, de procédure de la plus mince importance. Jusqu’ici depuis 1819, les assemblées se sont réservé le droit d’autoriser les poursuites dans les affaires qui les touchent, et elles se sont réservé ce droit, non dans l’intérêt de l’accusé, mais dans l’intérêt de leur propre dignité. Elles n’ont pas à discuter réellement, elles n’ont pas à se prononcer sur le caractère, sur la gravité, ni même sur l’existence d’un délit ; leur rôle se borne à examiner s’il y a une présomption suffisante pour qu’on doive laisser à la justice son libre cours. Ce qu’on propose aujourd’hui, c’est de transférer momentanément à la commission de permanence le droit d’autoriser les poursuites habituellement exercé par l’assemblée tout entière. Ainsi donc voilà toute la faculté dictatoriale déférée à la commission de permanence, qui se compose d’ailleurs d’hommes de tous les partis. Cette commission, saisie d’une demande de poursuites par le ministère public, a le droit de dire à la justice qu’elle peut marcher librement. — Que l’autorisation, réduite à ce qu’elle doit être, vienne de la commission de permanence ou de l’assemblée tout entière, aucun droit sérieux n’est affecté. Le journal poursuivi ne restera pas moins soumis au jury. S’il est acquitté, rien de mieux ; s’il est condamné, qu’a-t-on à dire ? N’est-ce point la justice se manifestant dans toute son indépendance ?