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Il est curieux de mesurer dès maintenant les conquêtes de la colonisation russe, de compter combien de parallèles de latitude, combien de degrés de longitude, elle a du nord au sud, de l’ouest à l’est, gagnés sur la nature, ou sur la barbarie. C’est toute cette vaste région des steppes et de la terre noire, l’ancienne demeure du cavalier scythe, tatar ou cosaque. Ce sont les côtes de la Mer-Moire et de l’Azof, où au commencement des temps modernes les Génois avaient encore des comptoirs fortifiés, comme nous en avons le long des côtes d’Afrique. C’est le bassin du Don, qui coule à l’est du Jourdain, et le cours central du Volga, qui coule à l’est de l’Euphrate. C’est la plus vaste, presque la seule conquête de l’Occident sur l’Orient, de l’Europe sur l’Asie, ou, pour mieux dire, grâce aux Russes, la première a presque doublé aux dépens de la seconde.

Ces résultats sont grands ; ils le paraissent bien davantage quand on se rend compte de la manière dont ils ont été atteints. Avec quels élémens s’est faite et se continue cette immense et rapide colonisation ? Avec le peuple russe, qui pour cette grande œuvre n’a obtenu de l’étranger que des secours nuls ou insignifians. Les deux Amériques, l’Australie et toutes les colonies des deux hémisphères reçoivent chaque année, un contingent plus ou moins considérable d’émigrans et de capitaux européens ; la Russie a été obligée de se coloniser elle-même, sans aide d’hommes ou d’argent de personne. Une colonisation sans immigration, par un pays lui-même peu peuplé, par une nation elle-même encore peu ou tout récemment civilisée, telle est la tâche accomplie par la Russie.

Si l’empire russe s’est colonisé tout seul, ce n’est point faute d’avoir demandé des secours à l’Europe. Nul état nouveau n’a fait aux émigrans d’aussi belles promesses, nul ne les a tenues plus scrupuleusement. Il lui en est arrivé de deux côtés, de l’Allemagne et des provinces gréco-orthodoxes, de la Turquie et de l’Autriche. Ces deux classes de colons, venus les uns et les autres au XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, ont joué un rôle également digne d’attention pour le politique et l’économiste, mais toutes deux n’ont eu qu’une part secondaire, une part locale dans cette œuvre immense. Les Allemands sont les plus nombreux. Appelés par Catherine II et d’autres souverains russes, établis dans les meilleures terres de l’empire, un peu de tous côtés, depuis Péterhof, aux environs de Pétersbourg, jusqu’au-delà du Caucase, mais, surtout dans la Nouvelle-Russie, dans la Crimée et sur le Bas-Volga, ces Allemands sont restés agglomérés en groupes distincts, comme des enclaves au milieu de la population russe, sans mélange avec elle, sans influence sur elle. Ils sont aujourd’hui en