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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/891

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― Je ne sais qu’une chose, c’est que je te veux tout entier, s’écria-t-elle avec une passion qui débordait.

― Calme-toi, répondit-il gravement. Il faut que je parte. Je te laisse le temps de réfléchir. Quand tu auras pris un parti, tu m’écriras. Je reviendrai comme par le passé, ― en ami, sans rancune et sans espoir. ― Il lui tendit la main.

― Tu pars sans m’embrasser ? ― Elle lui saisit la tête, et sa bouche mordit ses lèvres à les faire saigner. ― Maintenant va, dit-elle, et elle releva ses bandeaux, qui s’étaient détachés. Va. Oh ! voilà que tu ne peux plus t’en aller. Que tu es faible !

― C’est vrai, balbutia-t-il. ― Il l’étreignit avec force, ses yeux se mouillèrent. ― C’est pourquoi il est temps que je parte.

Deux minutes après, il était assis dans son traîneau. Olga, debout sur le perron, agitait son mouchoir en voyant le leste véhicule s’enfoncer dans les brumes de la nuit.


V.

Elle l’attendit vainement le lendemain et les jours suivants. Arrive la Saint-Sylvestre ; cette fois il ne peut manquer de venir ; pourtant il ne vient pas. Le jour de l’an, il envoie sa carte par un serviteur.

La barina s’enferme chez elle, cherchant une issue et ne trouvant rien. Toute la vanité de la vie, toute la misère du doute, elle en mesure l’abîme. A la fin, elle ne raisonne plus, elle s’abandonne à la vague qui l’emporte vers une félicité sans bornes entrevue au loin.

Le lendemain matin, elle glisse ses pieds nus dans ses pantoufles et court à son bureau ; elle ne sait trop ce qu’elle lui écrit, mais il faut qu’il vienne ; la fièvre la dévore. ― Le Cosaque monte à cheval et part avec son billet ; il ne rapporte pas de réponse, et Vladimir ne vient pas.

Celui-ci est assis dans son vieux fauteuil délabré, à la fenêtre de son cabinet de travail, contemplant le paysage d’hiver et lisant le Faust, ce livre merveilleux qui l’a si souvent consolé et retrempé.

Dans ma poitrine, hélas ! deux âmes sont logées…


Ce vers, il le comprend aujourd’hui pour la première fois. Les ombres du crépuscule tombent déjà : il dépose le livre à côté de lui, ferme les yeux, et redit à voix basse les strophes qu’il vient de lire. Un bruit léger frappe son oreille : c’est quelque chose qui marche sur des pattes de velours ; ce sera le chat, ce n’est pas la peine qu’il se dérange. Voilà qu’un rire à demi-étouffé se fait entendre au-dessus de lui ; comme il se retourne, il reconnaît Olga,