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pièces romaines : Brutus d’abord, puis Catilina, puis la Mort de César. Les Romains le possèdent à fond, il ne rêve plus que Forum et Capitole, tribuns, sénateurs, conjurés. Il veut faire de vrais Romains[1]. Comme tous les politiques anglais, lord Brougham savait par cœur Shakspeare, il en était nourri et prenait plaisir à vous le montrer. « Vous aimez, nous disait-il un jour, à revenir sur les beautés de ce discours d’Antoine ; mais il est un point sur lequel j’ai peut-être, moi, des raisons toutes particulières d’insister : je veux parler de la somme d’éloquence virtuelle que tout cela contient, de la merveilleuse habileté professionnelle que déploie Antoine dans cette harangue, chef-d’œuvre de littérature, je vous l’accorde, mais chef-d’œuvre aussi d’art oratoire, et dont tout homme habitué à s’adresser aux foules, à les manier, devra éternellement se préoccuper. » Voltaire se figure innover en important d’Angleterre une espèce de tragédie à sensation, qui ne diffère de l’ancienne que par une plus grande pompe, et le philosophisme humanitaire de la tirade, j’allais dire de la cavatine[2]. S’il a au théâtre les velléités d’un réformateur, il n’en a ni le génie ni le tempérament. Voyez-le s’incliner devant le public, ne l’aborder que chapeau bas et pour s’intituler son serviteur très humble. De toute audace, de toute infraction aux règles, il s’en défend d’avance comme d’un crime de lèse-majesté ; loin de vouloir s’imposer à l’opinion au nom du beau, du vrai, il ne demande qu’à suivre la mode. « J’ai flatté en cela le goût de mon auditoire ! » Et ailleurs : « Nos usages n’admettent point tant de choses ; ce n’est pas que cela ne soit dans la nature, mais Paris veut une autre espèce de simplicité. Notre délicatesse est devenue excessive, et je craindrais qu’on ne souffrît pas chez nous… » Est-ce donc ainsi qu’un réformateur s’exprime, ainsi que parle un de ces hommes ayant conscience de tout ce qui chez ses contemporains n’existe encore qu’à l’état de

  1. Rien n’est plus dans nos mœurs que ce courant latin, romain, qui circule dans ses veines. Voyez les tragédies de Corneille, les attitudes romaines du temps de la révolution, les tableaux de David : Mme Roland traduit Tacite, Charlotte Corday meurt en citant Horace. Racine seul échappe à cette contagion ; Racine est un Grec, peut-être parce qu’il est le plus Français de tous, et que c’est aux Grecs surtout que nous ressemblons. N’avons-nous pas leur mobilité, leurs colères rapides, leur esprit remuant, querelleur, n’avons-nous pas aussi leur amour de la forme et de la couleur, leur légèreté, leurs élégances dans les choses de la poésie et du style ? Les Grecs de Racine ressemblent plus à de vrais Grecs que les Romains de Voltaire ne ressemblent à de vrais Romains, et cela tout simplement parce que Racine obéit à son naturel, parce qu’il crée, compose, écrit selon les conditions mêmes de la race la plus douée d’affinités avec la race grecque.
  2. Lire la lettre à Mlle Clairon (janvier 1750) : « Le maréchal de Richelieu trouve que vous avez joué supérieurement, et que jamais actrice ne lui a fait plus d’impression ; mais il trouve que vous avez un peu trop mis d’adagio. »