Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/938

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pressentiment, et poursuivant sa mission prophétique sans se mettre en peine de ce que le siècle applaudit ou désapprouve ?

Sur Shakspeare, en tant qu’individu, nous savons peu de chose. Il semble même qu’en dépit de tant de recherches, la question depuis Schlegel n’ait point avancé. Qu’importe cette obscurité ? Pourquoi irais-je aux renseignemens sur cette existence du poète quand son œuvre m’en livre le secret ? Sa personnalité, Shakspeare l’a semée dans ses drames ; aucun ne la contient tout entière, et chacun en a quelque chose. En étudiant à part, une à une, les diverses voix de la symphonie, on est bientôt en possession du maître. Son âme est le laboratoire de tout ce que son monde renferme de passions, de douleurs, de science expérimentale de la vie et de la mort. Nul, pas même Byron, n’a dévisagé la Gorgone d’un plus intrépide regard. Les nocturnes épouvantes de certains de ses tableaux, il les a ressenties, vécues, et cela sans que son front en conserve une ride, sans que sa bonne humeur en ait souffert. Les brûlantes insomnies de la pensée restent son secret, aussi bien que ces terreurs dont la Némésis humaine emplissait son cerveau et que la force titanique déployée dans la lutte. Orgueil de l’âme, élancemens joyeux de la victoire, tous ces trésors, bénédictions des dieux, qui jamais les eût soupçonnés derrière le visage paisible de William, menant la vie en brave garçon qu’il était et s’accommodant tant bien que mal du travail et de l’habitude ? Mais, si les documens font défaut, l’œuvre parle. Ce Jules César me montre dans son auteur un homme libre, sain d’esprit et de corps, et dégagé de tout fatras littéraire. Quand Shakspeare aborde les Romains, c’est familièrement, joyeusement et de l’air d’un Palmerston se rencontrant au Forum avec un Brutus, un Antoine. Cette plèbe romaine que Plutarque lui fournit, il la parcourt, l’observe, la fréquente, plein d’entrain, de sociabilité, sachant toujours tenir son rang ni plus ni moins qu’un noble lord qui ferait une partie de cricket en vidant une pinte d’ale avec ses fermiers. Maintenant passez à Voltaire, à sa Mort de César, c’est tout simplement de la littérature bonne ou mauvaise, l’œuvre d’un bel esprit qui ne s’adresse qu’aux salons et laisse « à messieurs les poètes le soin de parler au peuple ; » historiquement, le sujet n’est pas même abordé.

« Je ne suis point venu à la comédie pour entendre l’histoire de mon héros, je suis venu pour voir un seul événement de sa vie. » L’événement auquel Voltaire s’efforce de nous intéresser dans sa tragédie n’est rien moins qu’un parricide. Cette opinion, que Brutus passait pour être le fils naturel de César, Shakspeare, tout aussi bien que Voltaire, l’avait trouvée rapportée dans Plutarque : il l’écarte, lui, le barbare, tandis que Voltaire, l’homme de la délicatesse et