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nature ne prend pas le soin de vous en avertir précisément ; par caprice néanmoins elle est sévère. Mme Stowe constate qu’en cinq ans il a gelé deux fois assez fort pour nuire à la récolte des oranges, sinon aux orangers. Ce qui manque surtout à la vue, c’est le gazon, et l’extrême nudité du sol est un mal sans remède ; le soleil de mai se charge de réduire à néant toutes les tentatives de culture en ce genre. — Que dire des mois d’été formidables, juillet, août et septembre, féconds en fièvres, qui portent le nom caractéristique de shakes ? Les inconvéniens, les dangers même ne manquent pas dans cette bienheureuse Floride ; si l’on veut en revanche faire connaissance avec ses charmes, il faut y accompagner Mme Beecher Stowe vers la fin de janvier, au temps des fleurs et des chants d’oiseaux, il faut s’embarquer sur son « coche d’eau » pour fendre le fleuve Saint-John, qui brille comme une nappe liquide de lapis-lazuli. La rivière a environ 5 milles d’un rivage à l’autre, et forme une sorte de lac qui s’enfonce dans les forêts.

C’est un lieu particulièrement propice à la pêche, à la chasse, et le séjour favori des alligators ; mais les alligators se cachent le plus souvent, bien qu’on puisse prendre pour leurs écailles sombres les racines des lis d’eau gigantesques qui flottent le long du rivage. La flore et la faune ont une ressemblance originale en ces régions, comme si elles s’appliquaient à se contrefaire l’une l’autre. Il serait difficile par exemple de distinguer d’un serpent noir telle racine de palmier nain qui ondule, se soulève, s’accroche puissamment à la terre çà et là par de fortes racines, et jaillit plus loin en gracieux éventails.

Mme Stowe a pu étudier les palmetto-hammocks, comme on les nomme, dans le voyage qu’elle a fait de Pilatka à Entreprise sur un de ces bateaux à vapeur qui durant la saison sillonnent le fleuve Saint-John et nous font pénétrer à peu de frais dans les mystères des forêts tropicales. Il faut choisir de préférence pour ces grands tours l’époque où les magnoliers commencent à fleurir et où la verdure a un brillant particulier qui rappelle le vert métallique de l’aile de certains oiseaux, le mois de mai. Jusqu’à Pilatka, le fleuve est si large que l’on distingue à peine les arbres qui le bordent des deux côtés ; peu à peu les rives se rapprochent et le feuillage prend un caractère plus décidément tropical. Les cyprès surtout frappent par leur beauté toute particulière. Ils atteignent des dimensions prodigieuses. Le tronc, les branches d’un vieux cyprès sont blancs et unis, tandis que ses feuilles, légères autant que des plumes, sont d’un vert doré tout à fait éblouissant. Il s’y mêle de longues mousses grisâtres qui flottent comme des voiles en prêtant aux profondeurs de la forêt l’aspect de grottes où se suspendraient des stalactites du règne végétal. Quant au palmier, il apparaît sous toutes ses formes depuis l’enfance, où il ressemble à un faisceau d’éventails, jusqu’à l’âge où il atteint 60 ou 70 pieds de haut. Vieux, il