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barbaresques, qu’un petit nombre de passages des auteurs grecs et latins, notamment de la Johannide de Corippus, et quelques indices épigraphiques. C’est bien peu; des dieux si fort oubliés de leurs anciens fidèles n’ont guère d’espoir de résurrection.

Reste la législation coutumière, partie d’ordinaire si persistante de l’individualité d’une race. Cet élément essentiel est très bien conservé chez les Kabyles. Tout en étant sans réserve convertis à l’islam et en se montrant sous le rapport du dogme des musulmans irréprochables, les Kabyles, dans un grand nombre de cas, s’écartent des prescriptions de la loi civile du Coran, disant avec beaucoup de sens que ces prescriptions ont été faites pour un pays très différent du leur et pour un peuple qui n’avait pas leur manière de vivre. C’est là un phénomène dont on trouverait à peine un autre exemple dans le monde musulman. Partout ailleurs la foi religieuse et le code ont été inséparables. Ici la coutume locale a eu la force d’abroger une moitié du livre sacré. Dans certaines parties du monde berbère, le droit commun musulman a, il est vrai, pris le dessus; mais ce fait, quand il s’est produit, a toujours été le résultat d’une conquête postérieure, et non de la simple conversion à l’islam. Ce qui prouve bien, d’un autre côté, que les coutumes qui ont ainsi triomphé de la plus intolérante des révélations sont une forme innée, un vieux legs de race, c’est qu’elles sont communes à tous les Berbères, c’est-à-dire à des fractions nombreuses de populations inconnues les unes aux autres et entre lesquelles les relations sont souvent impossibles. Un sujet capital ouvert aux investigations ultérieures sera de voir jusqu’à quel point cette législation se retrouve chez les Touaregs. Il y a au moins un point où la différence est sensible, c’est tout ce qui touche à la situation sociale de la femme. La femme, chez les Touaregs, a une situation privilégiée; chez les Kabyles, la condition de la femme est celle d’une servante achetée. Une telle différence peut venir, chez les Berbères d’Algérie, d’une pression plus forte des conquérans et d’un affaiblissement des mœurs primitives. L’existence chez les Touaregs de nobles et de serfs paraît au contraire être le résultat de divers accidens historiques, en particulier de l’assujettissement aux Berbères de tribus soudaniennes[1]. On trouvera probablement un jour que les mœurs des Touaregs, comme la langue des Touaregs, offrent un critérium scientifique plus sûr que les mœurs des Kabyles; mais ces derniers sont mieux à notre portée, et il serait certainement impossible aujourd’hui d’exécuter chez les Touaregs le travail qui vient d’être fait chez les Kabyles, et dont nous avons en ce moment le volumineux résumé sous les yeux.

  1. H. Duveyrier, les Touaregs du nord, p. 327 et suiv.