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cieuses, montrent jusqu’où peut descendre un talent qui, à défaut d’autre frein, aurait dû avoir au moins le respect de lui-même.

Faut-il donc aujourd’hui, par un sentiment de déférence mal entendu, s’accommoder de ces souvenirs au point de les confondre presque avec les titres qui recommandent la mémoire de Gavarni? En sommes-nous arrivés à cet excès de tolérance que nous ne sachions plus qu’accepter indifféremment, comme de simples documens historiques, le bien et le mal, les mérites et les torts, les preuves faites par un esprit d’élite et les témoignages tout autres que fournit un caractère faiblement trempé? Suffit-il en un mot qu’un artiste ait montré un grand talent pour que l’on passe condamnation sur tout le reste, et que l’on trouve nécessairement une excuse à ses fautes dans ce qui semble au contraire les aggraver? Certes cela ne suffit pas, certes cette indulgence serait mauvaise. On peut, on doit, sans pousser les exigences jusqu’au rigorisme, demander à un moraliste, — qu’il soit peintre ou écrivain, —-de ne pas contredire par sa propre conduite les enseignemens qu’il nous donne. En quoi serait-on mieux venu à absoudre de ses égaremens personnels l’accusateur indigné des amours vénales et des corruptions contemporaines, l’observateur clairvoyant dont le crayon a si éloquemment dénoncé nos sottises et nos vices, qu’on ne le serait à oublier les habitudes si peu exemplaires du poète satirique Régnier, ou, toute proportion gardée, à pardonner à l’auteur d’Émile ce qu’il faisait dans la pratique de ses théories et de ses leçons?

Gavarni ou, suivant les termes mêmes de son acte de naissance, Guillaume-Sulpice Chevalier, — la signature que portent les œuvres de l’artiste n’étant en réalité qu’un pseudonyme emprunté, à une lettre près, au nom d’une vallée des Pyrénées[1], — naquit à Paris le 13 janvier 1804. Issu d’une famille de tonneliers et de vignerons de la Bourgogne, fils d’un homme qui, après avoir fait partie à Paris du comité révolutionnaire de sa section, s’était réfugié au temps du directoire dans la vie obscure et monotone d’un petit bourgeois du Marais, enfin mis en apprentissage à l’âge de treize ans chez un fabricant d’instrumens de précision, celui qui devait figurer un jour parmi les artistes les plus remarquables de son temps ne trouvait assurément ni dans les traditions de sa race ni dans le milieu où il grandissait de quoi stimuler beaucoup sa vocation. A peine un frère de sa mère, autrefois peintre, acteur, puis, suivant une

  1. A l’époque où le jeune dessinateur en était encore à ses premiers essais de publicité, il n’hésitait pas à inscrire au bas d’une aquarelle ou d’une lithographie son nom patronymique, sauf à le faire précéder, je ne sais pourquoi, d’un autre prénom que le sien, celui d’Hippolyte. Ce ne fut qu’un peu plus tard, en 1829, que, mettant à profit l’avis d’un marchand qui l’assurait de l’influence d’un nom sur la vente, il choisit le pseudonyme un peu singulier sous lequel il est devenu célèbre, et qu’il prenait alors en souvenir de son récent séjour à Gavarnie.