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mangeant avec eux au réfectoire, s’associant à leurs jeux aux heures des récréations, et ne se remettant au travail que lorsque la cloche qui sonnait la rentrée en classe le forçait de se résigner à un isolement momentané.

On juge de ce que fut pour lui la disparition sans retour de cet enfant si ardemment chéri. Elle ne laissa pas seulement un vide immense dans l’existence de Gavarni, elle acheva d’abattre son courage déjà profondément ébranlé, et de lui inspirer, en tant qu’artiste, un tel détachement de toutes choses que depuis ce moment le besoin de produire, d’user encore d’un talent plus sûr et mieux approvisionné que jamais, s’éteignit presque complètement en lui, Gavarni en vint bientôt à se désintéresser aussi sincèrement de lui-même que s’il n’eût rien fait autrefois ou qu’il n’eût désormais rien pu faire pour l’honneur de son nom. « Je n’ai plus guère d’orgueil, disait-il, et je n’ai plus du tout de vanité. » Quant au peu de relations qu’il avait conservées encore avec le monde, il les rompit jusqu’à la dernière pour s’enivrer en quelque sorte de science, de solitude et de douleur. Sauf le fils qui lui restait et les frères de Goncourt dont l’affection compatissante et dévouée s’ingéniait pour lui venir en aide, sauf deux ou trois autres fidèles que ne pouvaient rebuter ni les farouches tristesses de celui qu’ils essayaient de consoler, ni quelquefois son parti-pris de demeurer invisible même pour eux, Gavarni écarta inexorablement les compagnons de sa vie, quels qu’ils fussent. Cette vie sans témoins, absorbée dans une étude désespérée comme l’âme qui s’y réfugiait, cette vieillesse irritée plutôt que secourue par les spéculations mathématiques, se traîna ainsi sous le poids de la souffrance morale qui l’accablait et que devaient encore aggraver les atteintes d’une cruelle maladie physique.

Pour comble d’infortune, la maison où Gavarni avait vu grandir et mourir son fils, le jardin qui, en lui parlant à chaque pas de cette chère mémoire, lui rappelait aussi ses propres joies de propriétaire et d’horticulteur, tout fut condamné à disparaître pour faire place à une voie ferrée ; tout disparut, malgré les résistances opiniâtres de celui qu’on dépossédait ainsi, malgré les supplications parfois aussi ingénues que vives qu’il adressait à l’administration municipale, au jury d’expropriation, à l’empereur lui-même, afin d’obtenir qu’on ne commît pas à son égard ce qu’il appelait « une criante injustice. » Le tracé géométrique de la nouvelle voie qu’il s’agissait d’ouvrir ne fut pas, cela va sans dire, modifié ; la ligne du chemin de fer de ceinture traversa de part en part la propriété de Gavarni, et celui-ci, réduit à quitter ces lieux, où il ne laissait plus derrière lui que des ruines, y laissa aussi les derniers restes de son courage et de sa volonté.