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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/248

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sans l’homme, sans la race qui doit en tirer parti. La nature a préparé en Russie la place d’un vaste empire ; l’histoire y a-t-elle conduit un peuple capable d’y former une grande nation ? Nous devons nous faire pour le peuple la même question que pour le pays. Appartient-il à l’Europe ou à l’Asie ? A-t-il avec nous une parenté d’origine qui lui donne pour notre civilisation une aptitude innée, ou bien, étranger par le sang comme par l’éducation à la famille européenne, est-il par sa naissance condamné à demeurer un peuple asiatique sous les vêtemens d’emprunt qu’il a dérobés à l’Europe ?

La solution de cette question, que les Russes comme leurs adversaires ont retournée sous toutes les faces avec une égale passion, n’intéresse rien moins que la capacité de civilisation du peuple russe. On a de notre temps, en certain pays, fait jouer à l’ethnographie et à l’étude des races un rôle aussi déplacé qu’équivoque en leur déférant le jugement de questions de nationalité qu’en tout cas elles ne pouvaient trancher toutes seules. Ces exagérations intéressées ne nous doivent point faire perdre de vue la portée réelle de semblables recherches ; il n’en est pas moins vrai que pour connaître un peuple, un peuple nouveau surtout, qui n’a pu manifester encore son génie propre, il faut avant tout connaître les élémens dont il se compose, les races d’où il est sorti. En Russie, poser un tel problème, c’est se demander si la civilisation occidentale a pu être greffée par Pierre le Grand sur la vieille Moscovie, ou si, faute d’une sève européenne, elle ne peut prendre sur ce tronc étranger. A côté de cette question de la filiation et de la valeur native de la nation russe s’en place une autre tout aussi importante pour le politique, celle du degré de cohésion de ce vaste empire. L’unité physique du sol ne suffit pas pour assurer l’unité politique, il faut aussi l’union matérielle ou morale des populations, une certaine parenté du sang ou de l’esprit, sans quoi pas d’unité nationale, et sans celle-ci pas de force réelle. Y a-t-il en Russie, comme en France ou en Italie, une nationalité compacte, fortement cimentée par l’histoire, ou bien est-ce, comme la Turquie ou l’Autriche, une marqueterie de peuples hétérogènes ayant chacun ses traditions et ses intérêts ?


I.

Le sol russe est fait pour l’unité. Nulle part il n’y a sur une telle surface une telle homogénéité ; en même temps nulle part il n’y a plus de races diverses. Le contraste qui se montre partout en Russie est à cet égard des plus frappans. L’aire géographique la plus uniforme est occupée par les familles humaines les plus différentes. Races, peuples, tribus, s’y multiplient et s’y subdivisent à l’infini,