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— Non certes; mais faute de t’avoir obéi, de m’être habillée plus sérieusement, je suis forcée, par coquetterie, de me tenir cachée dans ce coin. Écoute encore : chacun ici, à ce que j’ai pu entendre, offre à cette señora quelque divertissement; ne ferions-nous pas bien de l’engager à venir goûter à l’hacienda? Elle sait monter à cheval, je suppose? En tout cas, je lui enverrai ma litière.

— Je l’engagerai si tu veux, répondit don Luis d’un ton indifférent, mais avec un tressaillement de plaisir qui n’échappa point à sa femme.

— Conduis-moi près d’elle, il me semble convenable de lui adresser moi-même notre invitation.

Appuyée sur le bras de son mari, enveloppée de sa mantille qui lui seyait à ravir, doña Lorenza traversa languissamment l’immense salon. Après avoir félicité la cantatrice, elle la pria avec la grâce et la courtoisie de son pays d’accepter son hospitalité. La promenade fut fixée au surlendemain.

— Nous comptons naturellement sur vous, señor, dit la créole à Albert, qui s’inclina.

Au lieu de regagner sa place, doña Lorenza se dirigea vers l’antichambre. — Reste, dit-elle à son mari, qui, la voyant décidée à se retirer, se disposait à l’accompagner; invite tes amis; tu sauras les choisir. — Et comme don Luis insistait pour la reconduire, elle ajouta : — Tu vas me forcer à rentrer et à t’attendre, car je ne consentirai pas qu’un de mes caprices te coûte un plaisir. Je suis fatiguée; mais je veux que tu restes, répéta-t-elle; Antonio est là.

Il lui baisa la main, et, l’enlevant dans ses bras, la posa doucement sur les coussins de la litière. A peine fut-elle assise, que le léger palanquin, soulevé par quatre Indiens, se mit en marche, escorté par Antonio à la tête de cinq ou six cavaliers armés. Une fois hors de la ville, des torches furent allumées pour éclairer la route, et, une heure plus tard, accoudée sur son balcon, la créole, les cheveux dénoués, semblait réfléchir profondément.

Don Luis était absent, il faisait nuit, et le feu qui d’ordinaire annonçait que l’on veillait dans l’attente du maître ne brillait pas au-dessus des roches. Pas un souffle de brise, le grand silence du désert régnait. De temps à autre, un craquement sourd résonnait sur les cimes, un arbre vaincu par les ans s’écroulait, salué par le cri sauvage d’un oiseau de proie effrayé. Tout à coup doña Lorenza tressaillit; elle pencha son front vers la terre pour écouter; un sourire illumina son visage, le sourd galop d’un cheval se rapprochait.

— Je me suis hâté de faire mes invitations, et j’espérais te rejoindre, dit don Luis en apparaissant; tes porteurs ont donc couru?

Au lieu de répondre, doña Lorenza entoura son mari de ses bras et se tint longtemps pressée contre lui.