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ricien, sûr de posséder les principes, supprimait les faits, les événemens, les hommes, et traitait la société comme une table rase sur laquelle il élevait son système. Ce tour d’esprit, il y a quatre-vingts ans, était général chez les classes cultivées. Vous ne le rencontrerez à présent dans l’élite intellectuelle du pays que comme une exception décroissante.

M. Gambetta lui-même, quand il traite publiquement, devant un auditoire radical, de la royauté et de l’église, peut bien proclamer que ce sont là des institutions maintenant mortes; il n’ose point contester les services rendus par elles dans le passé. C’est que M. Gambetta, comme on dit vulgairement, « a fait ses classes. » Il n’était pas rare, il y a quarante ou cinquante ans, d’entendre des hommes considérables du parti monarchique professer l’opinion que la république est une noble chimère, que, considérée en soi, elle est le gouvernement le plus conforme à la raison, qu’il est regrettable seulement qu’elle ne s’adapte pas à nos mœurs. Aujourd’hui au contraire le monarchiste soutient, et par de bons argumens, que même a priori, considérée en soi et comme idée pure, l’institution d’un pouvoir exécutif héréditaire offre au citoyen beaucoup plus de garanties de liberté, de prospérité et de justice que la république; il oppose sans crainte à la civilisation d’Athènes et de Rome la civilisation de l’Europe moderne depuis trois siècles. Regardez-y d’un peu près : c’est dans les nouvelles couches sociales, victimes d’un enseignement primaire mal dirigé et mal digéré, ou bien c’est dans une famille spéciale d’esprits absorbés tout entiers de bonne heure par une éducation sèchement scientifique, médicale et physiologique, que vous vous heurterez encore à chaque pas contre le personnage du républicain idéaliste et du démocrate déclamateur qui ne juge de la royauté que par l’Histoire des crimes des rois et des reines de France, qui regarde César comme le violateur et l’assassin d’une constitution admirable, Brutus comme le modèle de la vertu civique. Le changement qui s’est opéré dans la direction d’idées des classes libérales n’a pas produit en temps utile tous ses effets; l’accident de 1848 et la compression du 2 décembre sont venus entraver, au moment où l’on devait le moins s’y attendre, ce grand et pacifique travail de transformation intellectuelle. La transformation cependant continue. A quelques causes diverses qu’on l’attribua, l’étude de l’histoire, introduite au collège, en a été l’un des principaux agens; elle a meublé les intelligences, et elle les a équipées de notions morales qui ne sont pas seulement des figures et des abstractions, qui sont des objets concrets et solides; c’est une œuvre saine et haute, dont l’Université peut réclamer l’honneur pour le corps de ses agrégés d’histoire.