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cueil d’Amiles. Admirable amitié, qui ne put être brisée par la mort !

On le voit, il est impossible de donner de l’amitié une idée à la fois plus barbare et plus haute. Les conteurs du moyen âge poussent toujours ainsi les choses à l’extrême. Les chevaliers qu’ils mettent en scène sont des modèles accomplis de courage, de piété, de galanterie respectueuse et discrète, de dévoûment, comme Amis et Amiles, ou de fieffés scélérats comme Ganelon, Manger le Gris ou Pantapolin, qui ne reculent devant aucune trahison, devant aucune violence. Il en est de même des femmes ; elles ont en partage toutes les vertus ou tous les vices, il n’y a pas de moyen terme entre la Dame des belles cousines, qui corrompt et séduit le petit Jehan de Saintré pour le tromper ensuite de la plus indigne façon, et la dame de Pampelune, qui meurt de langueur plutôt que de laisser deviner, ne fût-ce que par un regard ou un soupir, l’amour qui la dévore. Ce contraste se reproduit sans cesse, et tandis que la belle Yseult n’attend pas même le déclin de la lune de miel pour transformer le roi Marc son époux en Sganarelle couronné, Asseneth, la fille de Putiphar, conseiller-maître de Pharaon, nous offre dans une nouvelle du XIIIe siècle[1] le type achevé de la vierge chrétienne, qui craint de se souiller par la seule vue d’un homme. La première rédaction d’Asseneth est attribuée à des Juifs convertis du IVe ou du Ve siècle. Vincent de Beauvais en fit sous le règne de saint Louis une traduction latine ; Jacques de Vignay, sous Philippe de Valois, mit en prose française le texte latin, à la demande de la reine Jeanne de Bourgogne, et nous ne craignons point d’exagérer l’éloge en disant que cette nouvelle est l’une des plus gracieuses et des plus poétiques compositions du moyen âge.

Asseneth vivait en compagnie de sept vierges dans une tour solitaire, au milieu d’un verger magnifique, et dormait seule dans son lit, lorsque, en prévision de la famine qui menaçait l’Égypte, Pharaon envoya Joseph auprès de Putiphar, son conseiller-maître, avec ordre de faire des approvisionnemens de blé. Putiphar présenta sa fille à l’envoyé du roi, qui la bénit et la réprimanda d’adorer les idoles. Asseneth, qui s’était aperçue que Joseph était beau comme le fils du soleil, reçut sa bénédiction avec joie, et résolut de renoncer au culte des faux dieux. Elle s’habilla d’une cotte noire, jeta les idoles par la fenêtre, — c’est le mot même de Jacques de Vignay, — donna les viandes royales à ses chiens, couvrit sa tête de cendre, et versa pendant huit jours des larmes amères. « Le huitième jour, lorsque le coq chanta, lorsque les chiens aboyèrent au matin, elle

  1. On en trouvera le texte dans la Bibliothèque elzevirienne, au volume intitulé Nouvelles françaises en prose du quatorzième siècle, publié par MM. Moland et d’Héricault.