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hommes qui avaient la responsabilité de la vie et de l’honneur d’une cité de 2 millions d’âmes. Il fallait prendre un parti, il n’y avait plus même à hésiter. Ici seulement on subissait une autre fatalité, on venait se heurter contre un des résultats les plus inévitables de ce que j’appelais la politique du siège, de cette politique de la « force morale, » de l’illusion, de la surexcitation patriotique ou révolutionnaire. Cette politique qu’on avait suivie un peu par entraînement, un peu par nécessité, et qui était tout simplement la rançon dangereuse de la situation la plus extraordinaire, avait produit toutes ses conséquences. Elle avait fini par créer un état moral où personne n’avait plus le sens de la réalité, où tout était devenu possible. Pour éviter la guerre civile, on avait à peu près laissé tout faire, on avait désarmé la répression et ménagé tous les agitateurs. Pour soutenir la population, on avait passé quatre mois à la flatter, à lui inspirer l’orgueil de sa force, à l’entretenir dans l’espérance d’une victoire définitive, à la passionner et à lui déguiser souvent la vérité, qu’on croyait dangereux de lui avouer. Il en résultait que maintenant on se trouvait en face de cette ville qui ne pouvait admettre qu’on se rendit lorsqu’on avait encore 200,000 ou 300,000 hommes à opposer aux Allemands, toujours tenus à distance, qui avait fini par s’accoutumer à croire que, puisqu’on avait vécu au-delà de toutes les limites fixées, on pouvait vivre indéfiniment, et à qui on ne pouvait dire qu’elle touchait au dernier morceau de pain, puisque c’eût été du même coup le dire à l’ennemi. On était obligé de garder le terrible secret, et en le gardant on s’exposait à n’être pas compris de cette population qu’on avait à sauver de la famine ; on se sentait sous la menace de la sédition, prête à relever le mot d’ordre de la « guerre à outrance, » et à profiter du désarroi d’un gouvernement compromis par le dernier insuccès de Buzenval.

C’est ce qui arrivait en effet le 22 janvier par cette incohérente échauffourée qui coïncidait avec le remplacement du général Trochu par le général Vinoy, et qui allait expirer entre midi et deux heures sous la fusillade des mobiles du Finistère, chargés de la garde de l’Hôtel de Ville. Le mouvement du 22 janvier, émeute avortée, explosion nouvelle des passions qui avaient fait le 31 octobre, était comme la protestation redoutée et prévue de l’esprit de sédition avant l’acte suprême du siège. Cette crise de quelques heures une fois passée ou momentanément conjurée, on y trouvait du moins l’avantage de se sentir un peu plus fort pour fermer les clubs, pour supprimer quelques-uns des journaux les plus violens, le Réveil, le Combat, et pour en venir à la résolution décisive devant laquelle on se débattait depuis trois jours. Malheureusement la défaite de l’émeute, en simplifiant jusqu’à un certain point la situation, en donnant au gouvernement une certaine liberté relative, n’avait pas