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Vous m’avez demandé mon histoire. À quoi bon ? Avoir une histoire, c’est un luxe pour les riches. Que sert aux pauvres d’en avoir une ? S’ils la racontent, qui les écoute ? Et j’ai toujours été pauvre. Cependant je fus heureux jusqu’au jour de printemps où fleurit ce lilas.

Je suis un comédien ; ma mère était danseuse. Mon père… Bah ! c’est encore là un luxe pour les riches.

Ma mère fut toujours fort obscure ; elle allait avec sa troupe, en certaines saisons, de ville en ville. Je me rappelle que, quand j’étais petit, elle me portait sur son épaule, et que j’attrapais les papillons au soleil le long des routes, tandis que nous avancions. J’étais un gros enfant brun et turbulent, laid comme je le suis encore ; mais pour elle sans doute, chère âme ! j’étais beau. Je devais lui donner beaucoup d’embarras, toujours en route comme elle l’était ; mais elle ne me le marqua jamais. Quelque fatiguée qu’elle fût, elle ne l’était jamais assez pour ne pouvoir jouer avec moi. Pauvre petite mère, fluette et blanche, je la vois encore danser sous ses paillettes, du rouge aux joues, cherchant toujours des yeux son cher garçon, qui ne savait que grogner quand il avait faim, et j’avais faim souvent, je m’en souviens aussi ; ce n’était pas sa faute, elle se serait usé les pieds à danser pour pouvoir m’élever comme un prince, si la danse avait pu lui donner la fortune. Pauvre mère ! elle tomba d’un ciel de carton, et la chute fut mortelle. Je n’avais que cinq ans, et je me la rappelle pourtant comme si c’était hier, dans son corset d’écarlate et ses jupes courtes, s’élançant hors de scène, son rôle joué, pour me saisir dans ses bras et me couvrir de caresses… Je me la rappelle pleine de grâce, la grâce d’un oiseau sur quelque branche fleurie par l’été ; mais si j’ai raison de la voir ainsi, ceux pour qui elle dansait avaient tort, car le public ne trouva jamais rien de remarquable en elle, et elle mourut comme elle avait vécu, actrice ambulante jusqu’à la fin.

Piccinino fut le dernier mot qu’elle prononça ; elle m’avait toujours appelé ainsi, je restai Piccinino. Je devais avoir quelque autre nom que me donnait la loi, mais la loi et moi nous ne fûmes jamais grands amis.

La petite troupe à laquelle appartenait ma mère fut bonne pour moi. J’étais orphelin, sans le sou, fort laid, je l’ai dit ; mais ces bohèmes sont charitables. Ils rivalisèrent à mon égard de procédés généreux. En grandissant, je pris le goût du théâtre. Comment me serais-je figuré la vie sans l’aigre petit orchestre qui avait couvert mes premiers cris, qui m’avait égayé ensuite ? Cette flûte, ce tambour me semblaient aussi nécessaires à l’existence que la lumière du soleil elle-même. Je jouais les petits rôles qui peuvent convenir à