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LA BRANCHE DE LILAS.

un enfant, et je les jouais bien, au dire de mes amis. Quant à moi, je n’en sais rien ; tout ce que je sais, c’est que les planches de notre petit théâtre étaient pour moi la patrie, et que je ne fus jamais intimidé par les regards du plus nombreux public ; c’étaient pour moi au contraire des regards amis, ceux des seuls amis que j’eusse au monde. J’aimais tant les faire rire ! Moi, un petit laideron que les autres enfans huaient dans la rue en l’appelant vilain saltimbanque, je pouvais par ma gaité, par mon talent, tenir sous le charme des hommes, des femmes, des pères de famille, des grands parens ; ces enfans, mes ennemis, n’auraient pas exercé sur leurs aînés l’influence irrésistible que je possédais. C’était ma vengeance, et elle m’était douce. Du reste je n’en voulais à personne, j’étais de bonne humeur, et je le fus toujours jusqu’au temps où fleurit ce lilas. Nous menions joyeuse vie en somme. Il fallait voyager par toutes les intempéries des saisons, afin d’atteindre telle ville ou tel village pour tel anniversaire ou telle solennité, coucher dans des greniers quand les auberges se trouvaient pleines ; souvent nos recettes couvraient tout au plus les frais d’installation et d’éclairage. N’importe ! nous tirions le meilleur parti possible des circonstances, unis comme doivent l’être de bons camarades, sans autres rivalités que celles de notre art, libres d’abord. Combien de fois, en traversant les villes, nous disions-nous que notre sort valait mieux que celui des bourgeois, condamnés au même toit et au même horizon jusqu’à l’heure où la tombe s’ouvre pour eux dans le lieu même où ils sont nés, tandis que nous allions devant nous, à notre guise, sans jamais nous arrêter assez longtemps dans un même site pour nous en lasser, sans que rien se dressât entre nous et l’immensité des cieux ! L’hiver nous faisait cependant payer un peu nos jouissances, — l’hiver est rude aux races errantes : si l’été durait l’année entière, tout le monde voudrait être bohémien ; mais les autres se privaient volontiers du nécessaire pour que je ne manquasse de rien. J’étais l’enfant adoptif de toute la troupe, et ma pauvreté était si riante que je ne désirais rien de mieux, n’ayant jamais du reste connu autre chose. Quant à ma laideur, je ne la regrettais pas, puisque chacun déclarait que ma physionomie était des plus heureuses pour l’emploi comique dont j’étais chargé.

La première fois que je désirai plaire aux yeux, c’était un jour de procession dans une ville de province. Des petites filles voilées de blanc, qui passaient auprès de moi, la croix en tête, reculèrent, et l’une d’elles, la plus jolie, me poussa du trottoir sur la chaussée en disant : — C’est bête d’être aussi laid que cela ! — Je trébuchai tout éperdu sous le mépris de ce petit ange ; mais le soir vint, et je revis la même tête blonde au théâtre que nous avions