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LA BRANCHE DE LILAS.

cet individu mal bâti, disait celui-ci, c’est Piccinino ; je l’ai vu dans le Chevreuil ; il joue mieux que Ravel. — Oui, répondait celui-là, il a du talent, mais quel monstre !.. Et cette jolie créature, on dit que c’est sa femme ! — Et de rire. Alors la musique me paraissait discordante, — non que je fusse blessé des réflexions sur ma laideur : j’y étais habitué, et je savais à quoi m’en tenir là-dessus ; c’était cette façon de parler d’elle, comme si étant laid je n’eusse pas mérité de l’avoir… Au fond, j’étais parfois de leur avis, et je me demandais avec inquiétude ce qu’elle pensait de son côté.

Parmi les curieux qui regardaient avec surprise ces époux mal assortis, il y avait un jeune marquis de Carolyié, officier de cavalerie, beau comme une femme. Il fut beau vivant et mort. Je vois ses traits là-bas, là où se trouve la branche de lilas. Vous ne comprenez plus ?.. Je suis seul dans ma prison, et l’automne touche à sa fin, et les lilas ont été déchirés par la mitraille, labourés par les boulets sur toute l’étendue de la France ; ils ne fleuriront plus cette année, ni aucune autre, ils sont tous morts, pour jamais, pour jamais… Il vous semble que je délire. Non pas ! vous ne pouvez voir la figure du mort, vous ne pouvez respirer les lilas, mais moi je le puis. Non, je ne suis pas fou,… je suis calme au contraire ; je vous dirai comment tout est arrivé. Laissez-moi continuer à ma manière.

Je me tenais autant que possible à l’écart de la foule élégante, n’ayant rien de commun avec elle, aucun moyen d’y briller ; je jouais chaque soir, et comme je ne connaissais pas de personne de son sexe à qui je pusse confier ma femme, je l’emmenais avec moi au théâtre. Tandis que j’étais en scène, elle restait dans ma loge. C’était triste pour elle, je le conçois. Elle eût voulu entrer au Kursaal, aller au bal ; mais les honnêtes femmes eussent tourné le des à une femme de comédien, et je ne lui eusse jamais permis d’échanger un mot avec des femmes d’une condition douteuse. Nous n’allions donc nulle part, et cependant nous rencontrions tout le monde à la promenade, à la musique. On se rencontre sans cesse à Spa. C’est ainsi que le hasard ou sa volonté amenait dix fois par jour sur notre chemin le jeune marquis de Carolyié. Il passait et repassait à cheval devant notre chalet de l’avenue du Marteau. Je le remarquai d’abord pour sa figure ; les gens aussi laids que moi ne manquent jamais d’être frappés de la perfection physique. Il courait brillamment les steeple-chases, il gagnait sans relâche au jeu, où il lui eût été si indiffèrent de perdre ; il était adoré par les beautés à la mode, riche, aimable, un de ces hommes en un mot dont tout le monde parle.

J’aurais dû dire déjà qu’elle avait eu contre moi sa première co-