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LA BRANCHE DE LILAS.

avec la ligne, s’élança superbe, prompte comme l’éclair, une compagnie de cavalerie. Ses rangs étaient bien éclaircis, mais des nuages d’aveuglante poussière dérobaient ces désastres, et, quelque décimés qu’ils fussent, les cuirassiers de Corrèze, un des corps-francs formés par la noblesse du midi, chargeaient encore avec entrain. Tout près de moi, certain cheval gris tomba mortellement frappé ; celui qui le montait disparut une seconde, puis se releva. C’était lui ! Je bondis, féroce ; mon épée était sur sa gorge, la fumée nous enveloppait, personne ne l’aurait vu. Il était désarmé, en mon pouvoir. — En avant ! crièrent mes hommes, qui se croyaient victorieux.

J’entendis, et je me souvins… Lui aussi combattait pour la France. Je n’osai le tuer ; je le lâchai.

— Après ! après ! lui dis-je à l’oreille. — Il savait bien ce que je voulais dire. Arrêtant un cheval qui passait libre au galop, ramassant son sabre, il rejoignit les siens, et moi je chargeai en ligne avec mes hommes. Au milieu du rugissement de la fusillade et des cris d’un triomphe imaginaire, je poussai dans les rangs ennemis, puis je tombai sans connaissance.

Quand un chirurgien me trouva le lendemain matin, je n’avais pas la moindre blessure. Quant à la victoire, elle n’avait existé que dans les rêves des soldats vaincus, comme toutes les victoires de la France à cette triste époque. Je m’éveillai au sentiment du passé, du réel, en répétant dans mon cœur : — Après ! après !

Le moment ne tarda pas à venir. Les cuirassiers de Corrèze étaient passés dans l’est. L’année nouvelle commençait. Bientôt sonna cette heure mortelle où tout ce que nous avions fait et enduré reçut pour récompense la honte de la capitulation. Combien y a-t-il de cela ? Un jour ? une année ?.. J’étais parmi ceux qui crièrent au crime et à la trahison. Je n’avais aucune prétention d’être un homme d’état, mais je savais que, si j’eusse été au pouvoir, plutôt que de rendre Paris je l’aurais brûlé comme les Russes brûlèrent Moscou. Bien des gens pensaient de même : on ne les consulta pas, on ne les compta point. Nous n’avions qu’à nous taire et à regarder tranquillement les Allemands entrer à Paris.

Quand la lutte et le carnage eurent cessé, j’éprouvai une impression étrange. Je me trouvais comme les gens qui, ayant entendu longtemps le fracas d’une cataracte, rentrent dans un lieu où tout est silence. Le calme les étourdit, les confond. Je me serais figuré que tout avait été une hallucination, un cauchemar, sans ce regard que je me rappelais si bien et qu’il m’avait jeté quand le fer s’était appuyé sur sa gorge. Lorsqu’il m’arrivait de m’endormir, je me redressais tout à coup en murmurant : — Après ! après ! — J’étais