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temps en temps l’esprit de réaction. Leur littérature ne vous fournit aucun indice ni sur le passé ni sur le présent. Causez avec un Danois de son pays, et demandez-lui de vous citer un de ces noms dans lesquels s’incarne le trait caractéristique du jour ; il ne saura que vous répondre, car, s’il y a des écrivains, leur influence, à vrai dire, n’existe pas. Les questions qui sont dans la société ne sont pas dans la littérature. Quelqu’un qui, au sortir de nos discussions, de nos plaidoyers dramatiques, tomberait à Copenhague, se croirait en Chine ou dans Sirius, à voir ce qui se publie, ce qui se joue. Hiérarchie, pruderie, rationalisme orthodoxe et bigoterie, avec de pareils élémens le royaume de l’intelligence ne se fonde guère ! Le marasme s’étend, la vie devient lourde ; au lieu d’aborder le réel par la discussion, on y échappe par le rêve, on amoncelle idéal sur idéal, on se confine dans la tour d’ivoire, et d’en haut la simple vérité des choses humaines ne vous apparaît plus au loin que comme un point noir. L’Aladdin d’Oelenschläger n’est pas même de l’art pour l’art, c’est de la poésie entée sur de la poésie ; les romans d’Engemann n’ont aucun rapport avec le temps, ne soulèvent aucun débat, aucun problème ; Andersen écrit des idylles ; Frederick Paludan Miller s’attribue les rhythmes de Byron, mais en se gardant bien de toucher aux idées, et cette strophe ironique à la fois et pathétique lui sert à verbaliser sur la théologie[1].

Le XVIIIe siècle mit en avant deux principes : dans la science, esprit de libre recherche, dans la littérature, expansion libre du vrai, du beau humain. Ces idées, comme un torrent, gagnent le monde et se répandent ; tout ce qui ne se meut, pas dans leur courant roule à sa perte ou prend le chemin de l’abîme. En dehors de ce mouvement tout est byzantinisme ; la science n’offre plus que pure scolastique, et la poésie que pure fantasmagorie, moins encore car le passé croyait à ses spectres, et nous, les froides abstractions nous importunent. Ces grandes luttes du siècle précédent d’où se dégagèrent tant d’idées nouvelles pour les diverses littératures de l’Europe avaient laissé presque indifférens les pays scandinaves. Des conquêtes de notre révolution, le Danemark n’avait, pour ainsi dire, pas eu vent, ce qui ne l’empêcha pas, lui qui ne s’était point mêlé à l’action, d’avoir à subir la réaction. Les esprits, pour se garder purs des périlleuses tendances du présent, s’en allèrent vivre dans le passé ; on se nourrit d’allégories, de mythes, de légendes, la fleur bleue du romantisme allemand couvrit le sol. Contre cette littérature d’importation patronnée par une orthodoxie d’état systématiquement hostile au progrès, la libre discussion tôt ou tard

  1. Voyez le livre de M. Brandès, p, 12 et suiv. de l’Introduction.