Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devait instrumenter. « Voici trop longtemps que le mot de penseur est chez nous synonyme d’hérétique. Je veux bien parler comme tout le monde, ou plutôt me servir quand je parle de la langue de tout le monde ; mais dès qu’il s’agit de penser, c’est une autre affaire. Il m’est aussi impossible de penser avec la cervelle de mon prochain qu’il m’est impossible de profiter pour ma nourriture de l’alimentation qui le sustente. Commencer par être soi, condition indispensable pour se servir des résultats acquis et tirer parti du bien des autres ; le noble et peut-être le plus beau privilège de l’homme est d’être un éternel recommenceur ; nier l’influence du milieu social, de l’entourage, nul n’y songe, mais cette influence et ce milieu, chaque individu les subit à sa façon. L’homme médiocre accepte sans information ce qu’on lui donne, et prend ce qui se trouve à portée de sa main, tandis que l’homme supérieur choisit son monde et ne fréquente que les esprits qui lui ressemblent, ce qui fait que, lorsqu’il se retrouve ensuite vis-à-vis de la société ordinaire, les sujets de conflit ne lui manquent point. » Ces lignes montrent assez la méthode du jeune esthéticien danois. Tout imbu des idées du présent, le docteur G. Brandès travaille à les faire pénétrer comme un sang régénérateur dans la littérature anémique de son pays. La transfusion devait provoquer de la part du sujet bien de la résistance, que dis-je résistance ! mettons scandale. Il se peut en effet que le professeur de Copenhague ait légèrement force la note. C’est là une tendance trop commune à tous les novateurs et néophytes ; mais que d’anathèmes, justes dieux, à propos d’un simple cours de littérature ! Il n’y avait en jeu qu’une question littéraire, dont les attaques, les dénonciations, le fanatisme, ont fini par faire une question de morale et de religion. Le jeune écrivain fut bientôt traité d’Érostrate ; l’éternel obscurantisme vit en lui l’ennemi de l’ordre social, l’homme de l’étranger, le mauvais patriote. La fameuse mercuriale de ce personnage de l’empire à Mme de Staël eut sa variante à propos de ce jeune indiscret, dont la pensée allait aux découvertes ; à lui aussi, les avertisseurs du vieux conservatisme littéraire, politique et social prodiguèrent leurs sages oracles. « L’air du Danemark ne vous convient pas ; allez en Allemagne, en Angleterre, allez surtout en France, où vous trouverez le jacobinisme et la commune, avec qui vous êtes fait pour vous entendre ! » — Dire que ces idées, objet de tant d’épouvante pour ces pays du nord retardataire, sont aujourd’hui partout en Europe, penser que ces brandons nous viennent de Voltaire et de Rousseau, à qui notre grand XVIe siècle les avait transmis ! Et franchement je ne vois pas comment on pourrait bien s’y prendre pour en finir une bonne fois avec cet héritage. C’est une mode aujourd’hui de rendre la révolution de