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peut naître de cette force nouvelle, l’instruction populaire, si elle n ? est tempérée par un sentiment croissant de justice sociale et de moralité. Plus d’un esprit éclairé, plus d’un cœur généreux a pu applaudir aux éloquentes déclarations de M. Lowe, s’écriant dans le parlement anglais, il y a trois ans, lors de la discussion du ballot-bill : « Vous demandez le vote universel ? Moi alors, le demande l’instruction obligatoire. Certes le n’en voulais pas, Dieu m’en est témoin ! le repoussais de toutes mes forces cette attaque violente à la liberté, cette misérable prime à l’orgueil humain et à l’ignorance prétentieuse ; mais maintenant le la réclame, car il faut au moins apprendre à lire à ceux qui seront nos maîtres demain. » Une prime à l’orgueil humain et à la demi-science prétentieuse, c’est bien là le péril ; cependant qui hésiterait à choisir entre ce péril, que l’on petit conjurer à force de justice et de bonne volonté, et un état d’ignorance systématique imposée au peuple comme une diminution d’énergie et une dernière forme de la servitude ?

Ce peuple, il a senti sa force : ce n’est pas à comprimer cette force par des moyens artificiels que doit tendre aujourd’hui l’homme d. ’état, c’est à l’élever jusqu’à l’idée du droit. « Il faut apprendre à lire à ceux qui sont devenus nos maîtres ; » cette belle parole de M. Lowe résume toute la question politique. Quant au côté social et religieux, j’engage tous ceux qui voudraient se tenir dans une mortelle indécision à méditer un aphorisme de M. de Tocqueville, un démocrate sage et tempéré à coup sûr, mais qui aimait mieux aborder de face les périls nécessaires nés des situations nouvelles que de louvoyer autour de recueil : quelque opinion qu’on puisse avoir sur l’instruction du peuple, elle est nécessaire, disait-il. « Quand une fois les croyances religieuses s’ébranlent chez un peuple, il n’y a plus à hésiter, et il faut à tout prix le pousser vers les lumières, car, si un peuple éclairé et sceptique présente un triste spectacle, il n’y en a pas de plus affreux que celui qu’offre une nation tout à la fois ignorante, grossière et incroyante[1]. » D’ailleurs il dépend peut-être de nous, il dépend des classes éclairées, plus qu’elles ne semblent le croire, de leurs exemples et de leurs doctrines, que cette instruction populaire devienne un élément de moralité et de paix publique. Les barbaries lettrées dont nous avons vu tout récemment le scandale étaient aussi bien, et pour une part au moins égale, l’œuvre d’une corruption élégante et du scepticisme bourgeois que l’explosion des convoitises populaires.

Ainsi se révèle à nous de toutes parts, au sein de la civilisation

  1. Alexis de Tocqueville, Œuvres et correspondances inédites.