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toute-puissance de la liberté, on ne peut aller, sans tout confondre, jusqu’à lui sacrifier l’intelligence. On peut admettre que la liberté crée l’idée du monde ; on ne peut admettre qu’elle crée l’idée de Dieu. La volonté absolue ne peut être antérieure à l’idée absolue, et en généralisa volonté ne peut, sans cesser d’être elle-même, être indépendante de l’intelligence. Elles peuvent être, elles doivent être coéternelles, coessentielles, identiques en essence, si l’on veut, l’une à l’autre, mais l’une ne peut absorber l’autre sans se détruire et se changer en son contraire. Qu’appelle-t-on volonté ? C’est l’activité raisonnable, appetitus rationalis, disaient les scolastiques ; ὄρεξις μετὰ λόγου (orexis meta logou), disait Aristote. La raison est donc un élément essentiel de la volonté. Bossuet la rangeait parmi les opérations intellectuelles. « Je ne veux rien, disait-il, si ce n’est pour quelque raison. » Si donc vous retranchez la raison, l’intelligence, la pensée, que reste-t-il ? Une puissance aveugle qui n’est pas plus la volonté que son contraire. On peut bien l’appeler ainsi, si l’on veut, car les dénominations sont libres ; mais on peut tout aussi bien l’appeler la force, l’instinct, la nécessité ; c’est un je ne sais quoi, un x qui ressemble à la volonté humaine, disait Spinoza, « comme le chien, signe du zodiaque, ressemble au chien, animal aboyant. »

Ce qui prouve à quel point le principe de la volonté absolue est indéterminé, c’est qu’on en peut faire sortir indifféremment les conséquences les plus contraires. M. Secrétan par exemple, portant dans sa philosophie les tendances d’une âme religieuse, aboutit à un optimisme chrétien qui, tout en faisant au mal la part la plus large, trouve dans la rédemption la victoire définitive du bien. Au contraire le philosophe de Francfort, nourri dans la philosophie du XVIIIe siècle, aboutit au pessimisme, et, posant également le principe de la liberté absolue, il pense que cette volonté aveugle et indifférente ne peut produire « que le plus mauvais des mondes possibles. » En un mot, ou bien l’on destitue la liberté absolue de tout attribut, et le résidu est une force aveugle, aussi indifférente au bien qu’au mal, — ou, sous le nom de volonté, on entend une puissance active, aimante et sage, et l’on revient à la trinité psychologique de la philosophie vulgaire, et c’est une pure illusion de croire qu’on a découvert un principe nouveau.

M. Fouillée nous paraît osciller sans cesse entre ces deux tendances. D’une part en effet il nous dit : « La liberté, c’est l’absolu ; » c’est « la suprême indépendance ; » c’est encore « ce dont tout dépend, et qui ne dépend de rien. » Or en quoi un tel absolu qui détermine £out, sans être lui-même déterminé, « qui est ce qu’il est parce qu’il l’est, » se distingue-t-il du fatum antique, que l’auteur combat avec Leibniz au début de son ouvrage, mais dont il dit que