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renoncé à l’habitude de médire, j’y suis forcé par le temps actuel, qui est riche en cette matière[1]. »


C’est du sarcasme philosophique ; mais suivez sur le terrain des matières d’état un homme qui pense tant de mal de ses semblables, et de son opinion fâcheuse sur la nature humaine sortira une théorie, de sa théorie des applications qui sont loin d’être gaies. L’auteur du Prince et des Discorsi ne plaisante plus, ou bien son ironie est acre, et alors il convient de se souvenir qu’il se joue dans une certaine mesure de ses lecteurs. Machiavel aime à étonner, et lorsque nous sommes effrayés de sa froideur dans l’apologie du crime, nous n’apercevons pas le paradoxe qui pointe à travers son beau sang-froid. Il a souvent le ton moqueur de Méphistophélès faisant de la politique : il est un peu pervers, plus railleur que méchant, beffardo, a dit avec justesse M. Ranalli, dont nous ne voudrions pas d’ailleurs adopter toutes les idées[2]. Jusque-là je ne vois pas que l’on ait saisi ce trait important du publiciste. Machiavel avait trop d’esprit. « Vous avez toujours été d’une humeur s’éloignant de l’opinion commune, toujours inventeur de choses nouvelles, extraordinaires, » lui écrivait Guichardin, homme prudent et grave qui professait après tout les mêmes principes, mais qui n’avait garde d’en faire montre. Dans ses Considérations inédites sur les Discorsi, l’ami qui riait de cette tendance au paradoxe devient un critique et la prend plus au sérieux. Il dit à propos des cruautés recommandées aux souverains : « Il faut que le prince soit prêt à user de ces moyens quand ils sont nécessaires, et pourtant qu’il ait la prudence, toutes les fois qu’il sera possible, d’établir son pouvoir sur l’humanité et sur les bienfaits, ne prenant pas ainsi pour règle absolue ce que dit cet écrivain, à qui ont toujours plu outre mesure les remèdes extraordinaires et violens[3]. » Il dit « la prudence, » non la justice ou la bonté ; le sens moral n’y gagne rien. La plume de Guichardin a été discrète, et il a conservé un renom de prud’homie et de gravité, ce qui ne l’a pas empêché d’être le tuteur politique du duc Alexandre et de faire l’apologie de ses scélératesses. Machiavel, qui n’a rien fait de semblable, mais qui, fanfaron de perversité dans un siècle mauvais, affecte de dire le secret de tout le monde, Machiavel a donné son nom à l’astuce et au meurtre érigés, non sans vanité, en théorie.

On voit déjà quels pièges attendent le lecteur de Machiavel qui méconnaît son caractère ; ne craignons pas d’y insister. En supposant que la persévérance dans les opinions fût en honneur et

  1. Asino d’oro, Opère minori, p. 457, Firenzc 1852.
  2. Lezioni di storia, t. Ier, Firenze 1867.
  3. Opere inedite, t. Ier, p. 41 et suiv.