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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/47

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« Ta Barbara, comme toutes ses pareilles, s’efforce de plaire à tous et cherche moins à être qu’à paraître. Tes yeux, accoutumés à la société d’une courtisane, pourvu qu’ils aperçoivent quelque agrément, ne vont pas plus loin demander la réalité. Toi qui as lu et composé tant d’histoires, toi qui as tant vu le monde, tu devais savoir qu’on exige une autre beauté, une autre apparence dans celles qui, pleines de chastes pensées, ne veulent plaire qu’à un seul homme à qui elles appartiennent par des nœuds légitimes, et dans une femme qui vit avec tous les hommes et n’en aime aucun. Et si, par une longue pratique avec de semblables infantes, — car j’entends dire que tu n’as jamais vécu autrement, — tu en es arrivé à trouver que leurs mœurs corrompues sont bonnes et dignes des personnes de notre condition, tu devais te souvenir que c’est témérité de juger à première vue… Je ne méritais pas d’être ainsi dédaignée. A défaut d’autre conseil, tu aurais bien pu en être averti par ta Barbara elle-même. Bien que son nom n’exprime que cruauté et barbarie, elle renferme en elle, pour m’en tenir à tes propres paroles, tant de gracieuseté et de tendresse qu’elle en aurait assez pour toute une ville. »


Après toutes ces épigrammes sur la belle cantatrice, la dame de Finocchieto, afin de gagner le cœur de Machiavel et de le déterminer à lui faire quelques visites, finit par lui offrir pour sa belle une bonne part des fruits de son domaine. Cette Barbara allait de ville en ville, recommandée par son vieil amant, chanter les intermèdes de la Mandragore, suivie de mulets et d’estafiers : ce n’est pas faire injure aux cinquante-sept ans de Machiavel de supposer qu’ils étaient obligés de faire souvent les frais des estafiers et des mulets. Comment s’étonner que son fils, en annonçant sa mort l’année d’après, ait dit à un parent qu’il laissait sa famille dans la gêne ? Que deviennent donc les tirades éloquentes sur l’inflexible citoyen mort pauvre parce qu’il n’a pas trahi ses convictions ? Quand on rapproche de tout cela sa correspondance, où il demande avec instance de l’emploi, on est loin des déclamations dont il a été l’objet, des jugemens outrés où on le représente tantôt comme une âme servile, tantôt comme un républicain antique. Beaucoup de Florentins étaient servi les, et il ne le fut pas ; de républicains antiques, il n’y en avait pas un, et il ne l’était pas plus que les autres.

Nous ne vaudrions pas porter une grave atteinte à un écrivain illustre et à un grand homme après tout. Machiavel avait de l’honneur, c’est-à-dire, suivant les idées du temps, qu’il était pourvu d’un noble orgueil, jaloux de sa dignité virile et de son indépendance ; ce sentiment lui faisait une loi de ne pas baisser pavillon devant un ennemi beaucoup plus que de rester fidèle à son drapeau. Avait-on reçu quelque offense des Médicis, ou bien, si elle venait d’ailleurs, avaient-ils refusé de la châtier, on s’associait à une