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n’apparaît plus que çà et là, le journal abonde en détails de toute sorte. C’est un intérêt d’un autre genre. On n’a plus affaire à un Mérimée imprévu, on n’assiste plus à une crise psychologique et morale comme celle qui lui arrachait des accens si profonds; voici le Mérimée que l’on connaît, avec son esprit, sa verve, sa franchise, son scepticisme, son dédain des choses convenues, ses fantaisies d’artiste et ses curiosités d’érudit, le voici tout entier, tantôt railleur amer, tantôt plein de bonhomie, se moquant de ses contemporains sans s’épargner lui-même, disant son mot sur toutes choses, jugeant les livres, jugeant les hommes, et traçant parfois en cinq ou six lignes de merveilleux dessins, portraits ou paysages, qui ont la mordante précision d’une eau-forte. Personne ne voudrait souscrire à toutes ses sentences, précisément parce qu’il y en a pour tous les goûts. Les mêmes gens qui auront applaudi telle épigramme du caustique observateur se récrieront à la suivante. On est tour à tour satisfait et mécontent. Nous ne savons pas si Mérimée lui-même, ce parfait galant homme et qui se piquait de savoir-vivre, aurait été très content de voir livrées au public les boutades souvent très injustes échappées à son impatience. On voit par ses lettres mêmes à quel point il était nerveux et combien il se défiait de ses nerfs. Une fois, dans un violent accès de mauvaise humeur, il écrivit sans plus de façon que le sénat était composé de deux cents imbéciles ; si on lui avait dit que cette impertinence serait un jour imprimée toute vive, on l’aurait rendu bien malheureux. En faisant la part des choses qu’il aurait biffées tout le premier, et certainement il y en a plus d’une, que de pages restent encore qui sont de petits chefs-d’œuvre de bon sens et de gaîté !

On peut signaler entre autres le récit de certaine soirée, où Mlle Rachel joua le premier acte d’Esther chez un académicien, en présence de Béranger, de M. Thiers et de M. Victor Hugo, — la réception des ambassadeurs siamois au palais de Fontainebleau, — ses paysages et esquisses de mœurs datés de Vézelay, de Strasbourg, de Londres, de Prague, de Madrid, — ses jugemens sur un grand nombre des écrivains de nos jours. Est-il rien de plus divertissant et de plus exact que ce portrait de M. Victor Cousin à Cannes : « J’ai ici la compagnie et le voisinage de M. Cousin, qui est venu s’y guérir d’une laryngite et qui parle comme une pie borgne, mange comme un ogre et s’étonne de ne pas guérir sous ce beau ciel qu’il voit pour la première fois. Il est d’ailleurs fort amusant, car il a cette qualité de faire de l’esprit pour tout le monde. Je crois que, lorsqu’il est seul avec son domestique, il cause avec lui comme avec la plus coquette duchesse orléaniste ou légitimiste. Les Cannais pur sang n’en reviennent pas, et vous jugez quels yeux ils font lorsqu’on leur dit que cet homme, qui parle de tout et bien de tout, a traduit