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Platon et est l’amant de Mme de Longueville. Le seul inconvénient qu’il a, c’est de ne pas savoir parler sans s’arrêter... » A côté de ces croquis enlevés d’une main si leste, il y a place pour des pages où se reconnaît le plus fin des lettrés, le plus exquis des connaisseurs. Ainsi, quand il dirige les études de son amie, il lui dit à propos des historiens grecs : « Commencez par l’Anabase ou la retraite des dix mille ; prenez une carte de l’Asie et suivez ces dix mille coquins dans leur voyage; c’est Froissard gigantesque. » N’y a-t-il pas là comme un avant-goût des beaux et pénétrans articles consacrés ici même à l’Histoire de Grèce de M. Grote? Enfin, qu’il s’agisse de la révolution de 1848 ou de la funeste guerre de 1870, les appréciations que renferment ces lettres font honneur à son bon sens et à son patriotisme. Sous le scepticisme qu’il affectait, il y avait des principes d’honnête homme; bien qu’il eût la prétention d’être en toutes choses un mécréant, il n’avait pas renoncé à la religion de la patrie.

Voici un choix des Lettres à une inconnue. On a tâché, en composant cet extrait, de conserver la physionomie de l’ouvrage tout entier. De 1841 à 1870, on a emprunté des pages à chacune des périodes de la vie de Mérimée, en s’attachant surtout à ce qui intéresse notre histoire littéraire. L’auteur est là dans son vrai centre; il travaille lui-même à son image en traçant au courant de la plume cette curieuse esquisse de son temps.



Paris, jeudi.

J’ai reçu in due time votre lettre. Tout est mystérieux en vous, et les mêmes causes vous font agir précisément de la manière opposée à celle dont se conduiraient les autres mortelles. Vous allez à la campagne, bien;... c’est-à-dire que vous aurez tout le temps d’écrire, car là les journées sont longues, et le désœuvrement porte à écrire des lettres. En même temps, la surveillance et l’inquiétude de votre dragon étant moins gênées par les occupations réglées de la ville, vous aurez plus de questions à subir quand il vous arrivera des lettres; d’ailleurs, dans un château, l’arrivée d’une lettre est un événement. Point du tout; « vous ne pouvez pas écrire, mais en revanche vous pouvez recevoir force lettres. » Je commence à me faire à vos façons, et je ne suis plus guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie, épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude épreuve cette malheureuse disposition que j’ai prise, je ne sais comment, de trouver bien tout ce qui est de vous.

J’ai souvenance d’avoir été peut-être un peu trop franc dans ma