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« J’ai, ô Julien, une paire de courroies à la jambe, avec trois traits de corde sur les épaules. Mes autres misères, je ne les veux pas compter, puisque c’est ainsi qu’on traite les poètes !

« Des vermines grosses comme des papillons de nuit se promènent sur ces murs : jamais puanteur ne se sentit à Roncevaux ni en Sardaigne[1], parmi ces arbres trop connus,

« Comme celle que l’on trouve dans mon délicat séjour, avec un fracas qui ressemble à toutes les foudres de Jupiter et d’un Montgibel entier enfermé sous le sol.

« On enchaîne l’un, on déchaîne l’autre, et puis c’est un bruit de serrures, de clés, de verrous ! Puis encore ce sont les cris d’un homme que l’on hisse pour le tourmenter.

« Ce qui me fut le plus pénible, c’est que, dormant aux approches de l’aurore, j’entendis des chants, et l’on disait : C’est pour vous que l’on prie.

« Qu’ils aillent à la malheure, pourvu que votre pitié se tourne vers moi, bon père, et dénoue ces liens maudits[2] ! »


Ce ton de sarcasme stoïque au milieu des tortures est un trait de caractère. Le mépris de Machiavel pour la douleur s’étend jusqu’à sa personne : il se punit d’avoir dérogé en faisant des vers ; « on l’a traité en poète ! » Dans le second sonnet, il parle avec dédain de ses pièces et se qualifie lui-même de fou : « Va-t’en à la parade avec tes comédies dans ton sac ! » Il gémit non pas sur ses souffrances, mais sur sa dignité ravalée. Voilà bien le philosophe qui dans la fameuse lettre déjà citée se livre aux insultes de la fortune pour voir si à la fin elle rougira de l’avilir sans mesure ! Dans cette épître si variée, tragique et amusante à la fois, on se souvient qu’il parle de la chasse aux grives. Il se lève avant le jour, l’épaule chargée de petites cages qu’il espère remplir de gibier pris dans ses pièges : nouvelle occasion de faire un sonnet à l’adresse de Julien. L’épître est connue, les vers ne le sont pas ; ils ont été publiés, il y a quelque vingt ans, dans un volume d’anciennes poésies.


« Je vous envoie, Julien, quelques grives, non que ce présent soit bien beau, mais pour que votre magnificence se rappelle un peu le pauvre Machiavel,

« Et que, si vous avez autour de vous quelqu’un qui se plaise à me mordre, vous puissiez lui en jeter une aux dents : en mangeant cet oiseau, il oubliera de déchirer son prochain.

« Mais, direz-vous, peut-être ne feront-elles pas l’effet que tu désires ; n’étant ni bonnes, ni grasses, ils n’en mangeront pas.

  1. On appelait de ce nom un lieu près de Florence où l’on écorchait les bêtes mortes.
  2. La longueur de ce sonnet vient de ce qu’il est à queue, a coda, comme tous les sonnets satiriques.