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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/782

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les subtilités du rabbinisme, si habile dans l’art de rédiger des visions emboîtées méthodiquement l’une dans l’autre, dans un livre où tout est réfléchi, calculé, taillé sur le patron des apocalypses antérieures? L’hypothèse qui sourit à M. Renan, d’après laquelle Jean aurait, sinon écrit, du moins accepté et approuvé l’Apocalypse, lèverait bien des difficultés si l’apôtre vivait encore; mais, on le voit, il en est ici comme lorsqu’il s’agissait de la première épître de Pierre : tout en combattant les adversaires de l’authenticité, M. Renan est tout près de passer dans leurs rangs.


V.

C’est surtout à l’Apocalypse qu’il faut appliquer l’aphorisme qui veut que les livres aient des destinées. Voilà un traité qui n’assignait pas au monde plus de trois ans et demi d’existence, et qui aujourd’hui, après plus de dix-huit siècles, est encore étudié de près par les rêveurs, qui y cherchent des prédictions sur l’avenir qui nous attend. Ce même livre prédit la ruine totale, irrémédiable, à bref délai, de cette Rome qui n’est pour lui que la « grande prostituée : » c’est Rome surtout, Rome devenue ville sainte, qui contribuera le plus à le conserver et à le maintenir sur la liste des livres canoniques. Il dénonce les châtimens les plus terribles à quiconque oserait retrancher ou ajouter un seul mot à son texte authentique : il est de tous les livres du Nouveau-Testament celui dont le texte a le plus souffert des injures du temps et des copistes, ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’on le copiait régulièrement sans en comprendre deux lignes de suite. Il promet des révélations positives, lumineuses, et il devient le type des livres indéchiffrables. Enfin il prétend énoncer des prédictions surnaturelles, et les démentis pleuvent sur tout ce qu’il prédit. Le monde ne montra pas la moindre velléité de finir aussi promptement qu’on l’avait dit à Patmos. Néron était mort, bien mort, et ne revint pas. La liste des empereurs bons ou méchans continua de se dérouler absolument comme si l’écrivain canonique ne lui avait pas défendu de dépasser le nombre huit. En un mot, tous ceux de ses premiers lecteurs qui comprirent son symbolisme, pour eux transparent, durent, au bout de quatre ou cinq ans, s’avouer que la révélation de Patmos n’avait rien révélé du tout. Cela expliquerait bien, observe M. Renan, le silence qui se fait autour d’elle pendant les sept ou huit dizaines d’années qui suivent la publication. Il faut que l’intelligence nette des énigmes dont elle se compose se perde; il faut que le temps ait fait oublier les circonstances très particulières au milieu desquelles ce livre vit le jour, que par conséquent les interprètes puissent se faire illusion sur le