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tout Fiddletown, qui accepta le texte comme une excellente imitation du choctaw, langue sauvage que le colonel, jadis habitant des territoires indiens, était supposé connaître familièrement. La semaine suivante, l’Intelligencer du Dutch Flat contenait une réponse en vers très libres au poème de la Sapho de Fiddletown, réponse attribuée à l’épouse d’un chef indien des défrichemens et accompagnée d’éloges emphatiques signés A. S. S. Le résultat de cette plaisanterie fut publié dans un numéro subséquent de l’Avalanche. « Une rencontre malheureuse a eu lieu lundi dernier entre l’honorable Jackson Flash, de l’Intelligencer du Dutch Flat, et le colonel Starbottle devant le salon Eurêka; deux coups s’échangèrent sans qu’aucun des deux adversaires fût atteint, mais on assure qu’un Chinois passant au même instant reçut dans les mollets la décharge de la carabine du colonel, cadeau qui ne lui était pas destiné. John[1] aura appris à se tenir désormais hors de la portée des armes à feu. La cause de cette rencontre n’est pas connue, on dit seulement qu’il y a une dame au fond de l’affaire. Certaines rumeurs qui prennent de plus en plus de consistance vont jusqu’à désigner une femme auteur, bien connue pour son talent et sa beauté, qui a souvent honoré notre feuille par ses élucubrations poétiques. » L’attitude passive que conserva Tretherick en cette épreuve fut dûment appréciée dans les mines. « Le vieux est à la hauteur de sa position, dit un philosophe à longues bottes; si le colonel tue Flash, Mme Tretherick est vengée; si Flash abat le colonel, tout va bien pour Tretherick. Dans tous les cas, il tient le bon bout. » Des conjonctures si délicates décidèrent cependant Mme Tretherick à quitter la maison conjugale pour se réfugier à l’hôtel, n’emportant avec elle que les habits qu’elle avait sur le dos. Elle resta là plusieurs semaines durant lesquelles il faut lui rendre la justice de dire qu’elle se conduisit aussi convenablement que possible.

Par une claire matinée de printemps, la jeune femme sortit seule de l’hôtel et descendit la rue étroite jusqu’à la bordure de sombres sapins qui indique l’extrême limite de Fiddletown. Les passans étaient rares, vu l’heure matinale, et ceux-là s’occupaient du départ de la diligence de Wingdam à l’autre bout de la rue. Mme Tretherick atteignit donc les faubourgs sans être aperçue; elle prit un chemin de traverse qui formait angle droit avec la voie principale et s’enfonçait dans la ceinture de forêts. C’était évidemment l’avenue aristocratique de la ville : les habitations étaient en petit nombre, prétentieuses et sans mélange des boutiques. Ici, elle fut rejointe

  1. Le nom de John est donné aux immigrans chinois, comme celui de Greaser au Mexicain, de Paddy à l’Irlandais, etc.