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moyennant un droit à payer au fisc, le droit de franc-fief. Le besoin d’argent le conduisit à laisser toute facilité aux ventes du domaine seigneurial faites à des bourgeois. Quand en 1696 Louis XIV, à bout de ressources, aliéna des fractions de son domaine, il permit à tout individu sans distinction de naissance d’acquérir ainsi des droits seigneuriaux. Il est vrai que deux édits, ceux de 1705 et de 1715, donnèrent aux seigneurs la faculté de dépouiller les acquéreurs en remboursant le prix ; les achats de terres seigneuriales par des roturiers n’en furent pas moins très nombreux.

Une fois propriétaire d’un fief, le roturier était substitué, dans la jouissance des avantages faits jadis à la noblesse, au gentilhomme dont il avait acquis l’héritage. Sans doute il ne devenait pas pour cela noble, il ne pouvait prendre le titre que portait le fief, mais il en avait tous les droits utiles, il pouvait s’en dire seigneur. De la sorte, par un simple contrat, des roturiers se glissaient journellement dans les rangs de la noblesse terrienne. Les bourgeois étaient partout possesseurs de fiefs et de censives, acquéreurs de redevances féodales et de mainmortes, propriétaires de justices seigneuriales, avec le droit d’y nommer des juges. Souvent aussi le possesseur d’un fief cédait à la tentation d’en usurper le titre, usurpation qui devenait plus facile quand c’était non par achat, mais par héritage que la terre féodale arrivait entre ses mains. On le voit, ce n’étaient pas seulement les nobles, c’était encore toute une classe de propriétaires qui avait intérêt à la conservation des droits féodaux : ces droits faisaient à leurs yeux partie du domaine qu’ils avaient acquis et n’étaient qu’une catégorie des revenus que rapportait le fonds. Sans contredit, les droits féodaux furent primitivement liés aux devoirs imposés à ceux qui en jouissaient ; mais avec le temps ces devoirs tombèrent en désuétude, on ne maintint que les avantages qui avaient été attribués en retour ; l’extension des pouvoirs et du ressort des officiers royaux contribua d’ailleurs à faire oublier au seigneur les obligations qui lui incombaient. Les droits féodaux étaient donc regardés, il y a un ou deux siècles, comme de simples revenus ; la plupart de ceux qui en avaient la propriété, n’étant plus liés à la population qui les acquittait par le lien du patronage, ils lui devenaient de plus en plus étrangers. « Dans le principe, au temps de la féodalité, écrit M. Dareste de la Chavanne, il y avait bien plus de solidarité entre le seigneur et ses paysans : la vie des champs établissait entre eux une communauté réelle d’intérêts et de sentimens ; le seigneur appelait souvent ses hommes à défendre avec lui par les armes les privilèges et l’honneur de la seigneurie. » Il n’en était plus ainsi aux derniers siècles de la monarchie ; bien des seigneurs ne paraissaient que de loin en loin sur leurs terres et ne voyaient dans les paysans que des débiteurs.