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Ainsi l’obstacle à vaincre du côté de la féodalité était moins une question d’organisation sociale que de propriété. Le gouvernement de la vieille monarchie, quoiqu’il admît le principe de la confiscation, respectait pourtant en général la propriété. Supprimer par une simple ordonnance du roi tous les droits féodaux était un acte de despotisme dont la royauté n’avait pas la pensée ; c’eût été porter préjudice à ses propres droits, puisque le domaine royal avait aussi une origine féodale. Turgot lui-même comprit qu’il était impossible de toucher aux droits féodaux sans porter atteinte à la constitution de l’état ; mais ce qui ne pouvait être fait par une mesure violente, la situation des finances s’opposant à ce qu’on rachetât en bloc tous les droits féodaux et qu’on indemnisât tous les propriétaires, pouvait s’opérer par degrés. Il y avait pour cela deux moyens : l’exemple donné par la couronne et des mesures financières ayant pour effet d’amener le rachat progressif. Le gouvernement de Louis XVI entra dans la première voie. En 1779, tous les droits de banalités, de péages, de marchés, de services personnels, furent supprimés dans toutes les terres du domaine royal. Le roi s’engageait à remettre aux seigneurs qui abandonneraient leurs privilèges ceux de même nature qu’il avait lui-même sur eux. Des facilités nouvelles furent données pour le rachat et la conversion des droits féodaux, et un fonds annuel fut réservé sur le trésor pour y aider. De ces droits d’ailleurs, plusieurs, tels que ceux de justice, étaient devenus à bien des égards onéreux ; rien n’était plus facile que de transformer en juges, royaux les juges seigneuriaux par les conditions mêmes imposées aux seigneurs pour leur choix. Ce qui était arrivé pour les magistrats de la connétablie et de l’amirauté serait inévitablement arrivé pour tous ces magistrats d’un ordre inférieur, qui étaient encore les créatures du seigneur. Les plus grands jurisconsultes avaient déjà proposé ces moyens de procéder graduellement à la suppression des droits féodaux, mesure au fond moins difficile que l’affranchissement des serfs, que l’émancipation des noirs, qui se sont effectués en bien des pays sans que le gouvernement ait été pour cela renversé. Déjà au XVIIe siècle, Lamoignon, dans ses Arrêtés, indiquait la marche à suivre pour arriver à l’extinction des droits féodaux, pour supprimer immédiatement les plus exorbitans, limiter les autres et en régler sévèrement l’exercice. Il devançait de plus d’un siècle la proposition que faisait à l’assemblée nationale le vicomte de Noailles. Avec une noblesse dont tant d’illustres représentans votaient d’enthousiasme, dans la nuit du 4 août 1789, l’abolition des droits féodaux, peut-on croire que le régime de l’ancienne monarchie fût une barrière impossible à écarter ou qui ne pût être franchie que par un coup d’audace et dans un moment