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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/917

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parlant de son père, dans le sens habituellement attaché à ce mot, était du même ordre que celle de Lucrèce : il la regardait avec les sentimens qu’on doit, non pas à une simple illusion mentale, mais à un grand mal moral. Il la considérait comme le plus grand ennemi de la moralité : d’abord en ce qu’elle crée des excellences fictives, — croyance en des dogmes, sentimens de dévotion, cérémonies, qui n’ont aucun rapport avec le bien de l’humanité, — et en ce qu’elle les fait accepter comme des équivalens de vertus véritables, enfin par-dessus tout parce qu’elle vicie radicalement l’idéal de la moralité, en la faisant consister dans l’obéissance aux volontés d’un être sur lequel elle épuise sans doute toutes les phrases de l’adulation, mais que la froide raison montre qu’elle peint comme éminemment haïssable. » Le fils a cent fois entendu dire au père que les hommes ont conçu d’âge en âge des dieux de plus en plus méchans; quand il arrivait au dieu chrétien, « imaginez, disait-il, un être qui a fait un enfer, qui a créé la race humaine avec la prévision infaillible, et par conséquent avec l’intention que la plupart des hommes seraient condamnés à d’horribles et éternels tourmens. » On sent dans ces paroles la révolte du presbytérien écossais contre la doctrine de la prédestination, quelque chose de plus encore, la révolte de l’homme contre le monde, de l’orgueil contre la fatalité. Se figure-t-on bien cet enfant élevé à penser, comme l’a dit un blasphémateur, que « Dieu, c’est le mal? » Comprend-on ce qui se passe dans cette âme encore candide, point mauvaise, droite au contraire et nourrie sans cesse des enseignemens des moralistes? Son père, nous dit-il, était à la fois un stoïque et un cynique, surtout un stoïque. Il apprenait à son enfant le dédain des plaisirs, la tempérance en toutes choses, le mépris de la chair, lui enseignait que les émotions sont une sorte de folie, que la sentimentalité est une faiblesse. Il lui faisait honte de toute manifestation trop vive d’une pensée, d’un désir.

Mill, dans ses Mémoires, ne parle qu’avec une sorte d’admiration presque timide de ce rude instructeur qui l’a façonné, nourri de lui-même, qui lui a donné son temps, sa science profonde en mille matières, le rayonnement de son ardeur dévorante, son ambition, ses espérances, ses haines. Il le remercie même de sa sévérité, ne croyant pas à l’éducation aisée, et convaincu « qu’apprendre ce qui n’est qu’agréable, c’est falsifier l’éducation. » Il reconnaît que le sentiment du respect, de la terreur, n’est pas plus inutile aux enfans qu’aux hommes. Il sait gré à son père de l’avoir souvent arrêté devant les viri socratici, devant les héros, devant les forts, de ne l’avoir pas nourri de maximes commodes et relâchées, de l’avoir jeté dans la vie comme dans un combat, d’avoir raidi son cœur