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au haut de l’arbre, l’espérance qu’on les aidera à monter sur une branche un peu plus haute; pour ceux qui sont déjà au sommet, elle n’est qu’une habitude et un devoir supposé de leur état. Pour peu qu’on ne soit pas de l’ordre le plus commun comme intelligence ou comme sentiment, une telle société, à moins qu’on n’y poursuive quelque objet personnel, est au suprême degré dénuée d’attrait, et à l’époque présente la plupart des gens qui ont une intelligence un peu haute ont avec elle des contacts si légers et si rares qu’on pourrait presque dire qu’ils s’en retirent absolument. Les personnes qui ont une supériorité mentale et qui se conduisent autrement s’y détériorent grandement, sauf de rares exceptions. »

Ces plaintes ont, qu’on me passe le mot, quelque chose de féminin. Le monde ne mérite pas des reproches aussi sérieux ni une haine si mêlée de regrets. Avant de vous plaindre de ce qu’il vous donne, demandez-lui ce que vous lui donnez vous-mêmes. On y trouve toutes les vertus et tous les vices, car il n’est qu’un abrégé de l’humanité; mais le vice est du moins contraint d’y porter le fard de la politesse. Mill nous semble particulièrement injuste pour la société anglaise, car la frivolité même y garde du sérieux; on ne s’y pique pas de rien connaître, on y honore, outre le rang et la richesse, la vertu et le mérite ; il n’est pas impossible d’y apprendre quelque chose; c’est une sorte d’école où il n’est pas permis au ministre d’essayer son discours, au solliciteur de se pousser, mais où on peut parler d’autre chose que de meutes et de théâtre. Si l’esprit y est moins fluide que dans la société française, moins répandu dans toute la conversation, il y est plus acéré, plus condensé, parfois plus profond. La Bruyère, qui avait eu tant d’occasions d’observer les grands, écrivait : « Qui dit le peuple dit plus d’une chose; c’est une vaste expression, et l’on s’étonnerait de voir ce qu’elle embrasse, et jusques où elle s’étend; il y a le peuple qui est opposé aux grands, c’est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » Mill était de cette aristocratie des sages, des habiles et des vertueux, et il ressentait peut-être trop de mépris pour les aristocraties reconnues de la naissance et de la richesse. Il fermait de plus en plus son horizon, et en réalité il n’existait plus guère que pour une personne. « Elle vivait principalement, écrit-il, avec une jeune fille, dans une campagne tranquille, et accidentellement seulement en ville, avec son premier mari, M. Taylor. Je lui faisais des visites à la ville et à la campagne, et j’avais beaucoup d’obligation à la force de caractère qui lui permettait de dédaigner les fausses interprétations auxquelles pouvaient donner lieu les fréquentes visites que je lui faisais tandis qu’elle vivait généralement séparée de M. Taylor et les voyages que nous faisions