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peut aller loin dans cette voie. Mill ne pousse rien à l’extrême; mais pour lui, dans le lent mouvement des affaires humaines, il n’y a rien d’absolument durable, l’humanité est un être organisé qui se développe en vertu de certaines lois, et la science sociale n’est que la découverte de ces lois. L’état passé détermine l’état présent, et l’état présent l’avenir. Les idées, les caractères, les passions, sont les forces variables qui entretiennent sans cesse une sorte d’équilibre mobile. Ces idées sont peut-être devenues banales; au moment où parut la Logique, la théorie allemande du développement n’avait pas encore fait beaucoup de chemin dans le monde, le mot de sociologie était nouveau : on crut avoir trouvé le secret de l’humanité. Nous sommes devenus aujourd’hui un peu plus défians et un peu plus modestes. La Logique de Mill est maintenant classique dans les universités anglaises. Un Français peut bien confesser un faible pour celle de Port-Royal, si simple, si honnête, on pourrait presque dire si paternelle, mais il n’y trouvera presque rien sur l’induction; Mill a fortifié cette seconde partie de la Logique, il en a tracé les règles avec une grande sûreté, et introduit dans la philosophie quelque chose de la rigueur scientifique.


III.

Le succès de la Logique mettait Mill hors de pair : si affamée d’argent, de satisfactions matérielles qu’on se plaise quelquefois à représenter la société anglaise, on est obligé de reconnaître que l’esprit ne perd pas ses droits dans un pays où l’on accueille avec enthousiasme des livres comme la Logique de Mill, l’Histoire de la Grèce de Grote, l’Histoire de la civilisation de Buckle. Il ne dépendait que de Mill de devenir un des favoris d’une société qui comble ceux qu’elle adopte; mais il ne se sentait pas seulement séparé du monde par sa fierté timide, il appartenait désormais complétement à Mme Taylor. Pour elle, il se condamnait à un isolement volontaire, et, vivant hors du monde, il se croyait obligé de le détester. On comprendrait à peine, si l’on ne songeait à ces liens que le monde ne pouvait reconnaître, l’âcreté de ses jugemens sur une société qui ne lui offrait que des caresses. « La société, telle qu’on la voit aujourd’hui en Angleterre, est chose si insipide, que ceux même qui en font ce qu’elle est y restent pour tout autre chose que pour le plaisir qu’elle donne. Toute discussion sérieuse sur les matières où. l’on diffère d’opinion est considérée comme une marque de mauvaise éducation, et notre pauvreté nationale en gentillesse et en sociabilité a empêché qu’on ne cultive l’art de parler agréablement sur des riens, où excellaient les Français le siècle dernier; le seul attrait de ce qu’on nomme la société est, pour ceux qui ne sont pas