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en Égypte. Jusqu’à leur retour, la flotte, je vous en donne ma parole, ne quittera pas Navarin. » — « Je ne puis, observait l’amiral de Rigny en rendant compte au ministre de cette entrevue, m’empêcher de remarquer que tout ce qui sort de la bouche d’Ibrahim annonce un esprit et un sens fort au-dessus du commun. »

Les amiraux étaient pleinement rassurés, et tout semblait reprendre un aspect pacifique. La flotte turque allait rester inactive dans le port où elle était rentrée. « Si cette inaction se prolonge, disait l’amiral de Rigny, l’armement se consume ; si la flotte en sort par suite de nouveaux ordres de la Porte, ordres qu’Ibrahim ne peut recevoir avant vingt-cinq jours au moins, nous trouverons l’armée égyptienne dans l’Archipel, et tout retour en Morée lui sera fermé. Une simple démonstration, — je crois pouvoir l’affirmer à l’avance, — suffira pour reconduire en Égypte et aux Dardanelles cette expédition formidable. »

II.

Confiant dans les déclarations d’Ibrahim, l’amiral de Rigny avait cru pouvoir sans inconvénient ne laisser devant Navarin que quelques bricks en observation. L’amiral Codrington avait, de son côté, envoyé l’Albion, le Genoa et la Cambrian se ravitailler à Malte. Resté seul avec l’Asia et quelques frégates, le brave amiral anglais se rendait devant Zante, « afin d’observer, disait-il, les mouvemens de Cochrane et de veiller aussi à ce que les Turcs ne vinssent pas l’attaquer. » Singulière manière, on en conviendra, de tenir la balance égale entre les deux partis ! L’escadre russe cependant continuait à ne pas donner de ses nouvelles. Les vaisseaux français composaient donc depuis le 27 septembre la principale force de l’alliance ; mais ces vaisseaux avaient été armés avec tant de précipitation que le séjour du port leur était presque indispensable pour compléter leurs installations et mettre un peu d’ordre dans leur armement. L’amiral de Rigny se mit en devoir de les conduire à Milo. Cette courte traversée allait « désorganiser notre escadre. »

Dans la nuit du 30 septembre au 1er  octobre, la division louvoyait par un très beau temps entre le cap Saint-Ange et l’île de Cerigo. Le ciel s’obscurcit au coucher de la lune, et deux vaisseaux qui couraient à l’encontre l’un de l’autre, le Scipion et la Provence, s’abordèrent. La Provence eut son beaupré cassé au ras des apôtres, toute sa poulaine, ses herpès, son étrave, ses minots emportés. Le Scipion perdit son grand mât, qui se rompit à vingt pieds au-dessus du pont.

Instruit par les signaux de nuit de ce déplorable accident, l’amiral passa successivement à poupe des quatre vaisseaux pour leur