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mans, qu’à se porter avec des embarcations à moitié démolies au-devant d’épaves menaçantes, beaucoup de ceux qui avaient le plus noblement fait leur devoir pendant l’action se laissèrent gagner par la lassitude. La tâche la plus rude échut ainsi à quelques chefs de quart dont la jeune réputation commença dès ce jour à grandir.

Averti par un émissaire, Ibrahim était accouru des montagnes de la Messénie. Les premières clartés du matin lui apprirent l’étendue de son désastre. La flotte turco-égyptienne n’existait plus. La flotte alliée occupait seule la rade, présentant le spectacle de mâts abattus, de vergues brisées et de voiles en lambeaux. Ainsi se vérifiait cette fière parole du pacha : « mes vaisseaux pourront être détruits ; ils ne seront pas capturés. »

Et maintenant qu’allaient faire les forts ? Tenteraient-ils de renouveler le combat ? Dans l’opinion des amiraux alliés, l’état de guerre ne devait pas nécessairement résulter du sanglant malentendu qu’il n’avait pas dépendu d’eux de prévenir. Ils écrivirent à Ibrahim-Pacha, à Moharem-Bey, à Tahir-Pacha, au capitan-bey : « Notre intention n’est pas d’attaquer les bâtimens ottomans qui subsistent encore. Cependant, si un seul coup de canon ou de fusil est tiré sur un navire ou sur un canot allié, nous détruirons à l’instant ce qui reste de la flotte ottomane. Nous considérerons en outre ce nouvel acte d’hostilité comme une déclaration formelle de guerre. Le grand-seigneur et ses pachas auront à en subir les conséquences. Il nous faut une réponse catégorique. Nous demandons qu’avant la fin du jour le pavillon blanc soit, en gage de paix, arboré sur tous les forts. »

Au reçu de cette note, Tahir-Pacha se rendit à bord de l’Asia. Il y eut avec l’amiral Codrington une entrevue dans laquelle furent réglées d’une façon provisoire les conditions de l’armistice. On assure qu’en montant à bord du vaisseau anglais le commandant de la flotte ottomane laissa échapper ces paroles : « voilà une affaire que je paierai probablement de ma tête ! » Tahir-Pacha était injuste envers le sultan Mahmoud. La barbarie avait fait son temps même en Turquie, et pour la première fois depuis bien des siècles on devait voir un souverain ottoman accepter l’arrêt du destin sans vouloir en punir le courage malheureux. Le désastre dépassait cependant tout ce que l’histoire maritime avait eu jusqu’alors à enregistrer. Le 20 octobre, à midi, la baie de Navarin voyait flotter sous la protection de ses forts trois vaisseaux, quinze frégates, dix-huit corvettes, quatre bricks, cinq brûlots, déployant sur une triple ligne l’étendard de sa hautesse, six frégates, huit corvettes et sept bricks, portant les couleurs du vice-roi d’Egypte ; quarante transports étaient en outre mouillés au fond de la rade. Le 22 octobre, il ne restait de